La bureaucratie conduit au règne de l’Anonyme
Après avoir fait le point sur les différents types de définition du pouvoir, elle s’aperçoit que nombreux sont les penseurs qui associent pouvoir et violence. Avant de corriger cette conception erronée du pouvoir, elle remarque que la forme de gouvernement la plus tyrannique pourrait bien s’avérer être la bureaucratie, qui conduit à de nouvelles formes de violence où il devient impossible de savoir à qui nous pouvons attribuer la responsabilité.
Récemment, David Graeber, un anarchiste américain qui enseigne maintenant à la London School of Economics après avoir été évincé de l’université Yale, a publié un livre au sujet du lien qui relie la bureaucratie au néo-libéralisme. Bien que je ne partage pas les visées anarchistes de cet auteur, il semble intéressant d’entendre la présentation qu’il fait de son livre pour former notre esprit critique et mettre en perspective ce que dit Hannah Arendt :
« Dans la perspective de la pensée politique traditionnelle, ces définitions peuvent s’appuyer sur de solides fondements. Non seulement elles se réfèrent à l’ancienne notion du pouvoir absolu, inséparable de la constitution des États-nations souverains de l’Europe, dont les premiers et encore les plus remarquables interprètes ont été Jean Bodin, dans la France du XVIème siècle, et Thomas Hobbes en Angleterre au XVIIème, mais elles sont fidèles d’autre part, à une terminologie qui, depuis la Grèce antique, sert à définir les formes de gouvernement, en tant que systèmes de domination de l’homme sur l’homme — domination d’un seul ou d’un petit nombre dans la monarchie et l’oligarchie, domination des meilleurs dans l’aristocratie, règne de la majorité en démocratie. De nos jours, il nous faudrait ajouter la dernière forme, peut-être la plus impressionnante de toutes ces hégémonies : la bureaucratie, pouvoir d’un système complexe de bureaux où ni un seul, ni les meilleurs, ni le petit nombre, ni la majorité, personne ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut fort justement qualifier de règne de l’Anonyme. (Si nous qualifions de tyrannie, conformément à la pensée politique traditionnelle, un gouvernement qui n’est pas tenu de rendre compte de ses actes, le règne de l’Anonyme est sans conteste le plus tyrannique de tous, puisqu’on ne voit en fin de compte personne qui soit susceptible de répondre de ce qui a été accompli. Cet état de choses, qui rend impossible la localisation de la responsabilité et l’identification de l’adversaire, figure parmi les causes essentielles de l’agitation séditieuse qui s’est répandue sur le monde entier ; il peut en expliquer le caractère chaotique et la dangereuse tendance à échapper à tout contrôle et à sombrer dans une sorte de fureur absurde.) »
Hannah Arend, Du mensonge à la violence, pp. 138-139. Version imprimable : MV8