Notion de banalité du mal
Hannah Arendt introduit son concept de banalité du mal dans son livre Eichmann à Jérusalem qu’elle a écrit en 1962 à l’exception du post-scriptum écrit en 1964. C’est d’ailleurs dans ce post-scriptum qu’elle revient sur la controverse qu’a entrainée son livre. Elle y explique plus précisément ce qu’elle pense sur la banalité du mal. Elle reprendra cela dans l’introduction de son livre : La vie de l’esprit.
Définition des mots banal et banalité
Le mot banal
- Au départ le mot banal qui vient du latin bannalis est un terme de féodalité qualifiant une personne soumise au droit d’usage fixé par le seigneur et une chose appartenant à une circonscription seigneuriale.
- Avec la disparition de la féodalité, le mot s’est maintenu comme synonyme de communal, par exemple dans l’expression four banal.
- Par extension, l’adjectif est resté dans notre vocabulaire actuel dans le sens figuré désignant ce qui est sans originalité, sans personnalité, à force d’être utilisé, vécu, regardé.
Le mot banalité
- Au départ, c’est un terme de féodalité qui désigne le droit du seigneur d’assujetir ses vassaux à l’usage d’objets lui appartenant, par métonymie, l’étendue de territoire soumise à cette juridiction.
- Puis, en relation avec l’évolution de l’adjectif banal, le mot exprime le caractère de ce qui est trop commun, sans originalité.
- Par métonymie, il se dit aussi d’une parole, d’un écrit, devenu vulgaire à force d’être répété.
Sens de l’expression chez Hannah Arendt
Hannah Arendt désigne par banalité du mal, le fait qu’Eichmann ne se sentait pas affecté par ce qu’il faisait, et refusait de juger la valeur morale de ces actes et de leurs conséquences. Il obéissait simplement aux ordres qui lui étaient donnés sans questionner leur moralité. Plus encore, il mettait tout son zèle à bien exécuter ces ordres. Cela révèle une absence d’empathie pour les personnes concernées par ces actes. Il ne semblait pas avoir l’aptitude à se mettre à leur place. Voilà ce qu’elle dit dans Eichmann à Jérusalem :
« Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser — à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres, et, partant, contre la réalité en tant que telle. »
On peut donc déduire les conséquences suivantes :
- Son comportement était banal au sens premier du mot, Eichmann se soumettait volontairement et avec zèle à la règle de son seigneur, son Führer, Adolf Hitler. D’ailleurs, il va même jusqu’à désobéir à Himmler en 1944 quand celui-ci lui donne l’ordre d’arrêter l’extermination des juifs parce qu’il veut obéir jusqu’au bout à son Führer. Eichmann se comportait donc comme un vassal d’Hitler.
- Son comportement était aussi banal dans le deuxième sens du mot, puisqu’il était devenu commun par les lois nazies mises en place que la majorité respectait.
- Enfin, elle le précise à différents moments, elle veut montrer qu’Eichmann n’était pas un homme extraordinaire, une grande figure du mal, bien qu’il n’était pas non plus stupide. Ce n’était pas pour elle une sorte de démon, mais plutôt un personnage relativement médiocre bien qu’intelligent. Le mot banal peut donc le caractériser dans son troisième sens de sans originalité.
Quelle leçon cherche-t-elle à nous donner avec cette expression ?
Hannah Arendt a été profondément choquée par ce qu’elle a vécu : on la comprend. Elle écrit pour éviter que cela ne se reproduise à nouveau. Je pense que c’est pour cette raison qu’elle utilise cette expression de banalité du mal alors même qu’avec la controverse qu’elle a traversée, elle aurait pu revenir sur cette expression, la modifier voire même y renoncer. Au contraire, jusqu’à la fin de sa vie, contre vents et marées, elle reviendra sur l’importance de cette notion pour elle.
Je ne pense pas que c’est par manque de compassion vis-à-vis des victimes qu’elle maintient cette expression. Au contraire, je pense que c’est par souci réel des futures générations : elle essaie de faire en sorte de marquer suffisamment les consciences pour que ce genre de choses ne se reproduisent pas.
On peut être choqué qu’elle dise qu’Eichmann n’était qu’un clown, mais c’est pour nous faire prendre conscience que ce n’était pas un personnage extraordinaire et que nous pouvons voir à nouveau le retour de ce genre de personnages. Pire encore, si nous n’y prenons pas garde, nous pouvons nous-mêmes, nous transformer en ce genre de clown, qui d’ailleurs ressemble plus au personnage le Joker dans les comic books Batman qu’à Pierrot, le clown blanc des cirques.
Nous pouvons nous-mêmes oublier d’écouter la voix de notre conscience morale, ce que Thomas d’Aquin désignait sous le nom de syndérèse. Cela peut se faire quand nous ne prenons pas le temps de réfléchir à nos actes, ou alors quand nous le faisons par obéissance aux ordres, ou encore, par tactique pour monter dans l’échelle sociale. Cela peut se faire tout simplement aussi par pur mimétisme. Une règle devient commune, les autorités la valident, voire en font la promotion, et au lien d’écouter notre syndérèse nous écoutons les autorités, soit par peur de leur déplaire, soit par souci de leur plaire, soit parce qu’elles flattent notre égoïsme ou notre soif de plaisir, etc. Cela peut se faire aussi parce qu’on suit simplement le comportement d’une majorité, le comportement de la foule. C’est le comportement du mouton qui suit le troupeau même si celui-ci est dirigé par un loup déguisé en bélier !
Pour Hannah Arendt, la banalité du mal, c’est l’absence de pensée, et penser, c’est juger si nos actions sont bonnes ou mauvaises, cela revient à dire que penser c’est justement écouter sa syndérèse. Cette expression ne disculpe pas la personne du mal qu’elle a fait, parce qu’elle n’aurait pas pensé. Pour elle, l’absence de pensée, est de l’ordre du refus et de la démission. C’est donc un choix volontaire de la personne qui reste donc totalement responsable de ce choix, et donc coupable. Nous pouvons, en effet, refuser d’écouter notre syndérèse. En ce sens, non seulement nous pouvons faire le mal ou participer au mal, mais nous en sommes aussi totalement responsables.
Voilà quelques citations à ce sujet d’Hannah Arendt que nous rappelle la philosophe Aurore Mréjen dans l’article que je vous ai indiqué en ligne :
« Le débat sur la culpabilité d’Eichmann a permis de mettre à jour l’effondrement moral qui a affecté dans sa totalité le cœur de l’Europe, dans toute son effroyable réalité factuelle. »
« Tout s’est passé comme si la morale, au moment même de son écroulement total au sein d’une vieille nation hautement civilisée, se révélait au sens original du mot comme un ensemble de mores, d’us et de coutumes, qu’on pouvait troquer contre un autre ensemble sans que cela cause plus de difficultés que de changer les manières de tables de tout un peuple. »
« À cet égard, l’effondrement moral total de la société respectable sous le régime de Hitler peut nous enseigner qu’en de telles circonstances, ceux qui chérissent les valeurs et tiennent fermement aux normes et aux standards moraux ne sont pas fiables : nous savons désormais que les normes et les standards moraux peuvent changer en une nuit, et qu’il ne restera plus que la simple habitude de tenir fermement à quelque chose. »
Par ces citations, nous pouvons prendre conscience qu’il est important pour nous tous de rester vigilants et de garder un esprit critique toujours éveillé face aux nouvelles habitudes qui peuvent s’offrir à nous.
Distinction entre tyrannie, dictature et totalitarisme
La tyrannie dure plus longtemps que la dictature, mais elle ne se comporte de manière violente que vis-à-vis des opposants, de ceux qui disent « non » au système. Ceux qui disent « oui » au système ne sont pas inquiétés. La dictature, dure moins longtemps, elle a un caractère exceptionnel, elle a lieu en temps de guerre quand des mesures exceptionnelles doivent être prises. Elle peut cependant être plus dangereuse que la tyrannie car certains innocents peuvent être sacrifiés par stratégie politique : « il vaut mieux la mort d’un petit nombre que de voir le pays sombrer en entier ».
Dans le totalitarisme, c’est encore pire : les innocents, c’est-à-dire ceux qui n’ont rien fait contre le pouvoir en place, peuvent subir la violence de la part des dirigeants. Les innocents sont sous la totale domination des dirigeants qui décident de manière purement arbitraire du mal qu’ils leur feront. Cela peut aller de la déportation à l’extermination, en fonction de l’idéologie à laquelle les dirigeants adhèrent.
Transcription d’une partie de son interview de 1973
Sur la distinction entre tyrannie, dictature et totalitarisme
Voilà ce qu’elle dit précisément dans une interview donnée en 1973 à New-York au journaliste français Roger Errera, concernant la distinction entre tyrannie, dictature et totalitarisme :
« Je voudrais commencer par faire certaines distinctions sur lesquelles tout le monde n’est pas d’accord. Tout d’abord, une dictature totalitaire n’est ni une simple dictature, ni une simple tyrannie. Lorsque je vois un système totalitaire, j’essaie de l’analyser comme une nouvelle forme de système politique inconnue auparavant. Pour cela, j’essaie d’énumérer ses caractéristiques principales. Parmi celles-ci, je voudrais vous en rappeler une qui est entièrement absente actuellement de toutes les tyrannies. Il s’agit du rôle des innocents, des victimes innocentes. Sous Staline, il n’était pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour être déporté ou pour être exécuté. La dynamique de l’histoire attribue un rôle à cette victime et elle devait jouer ce rôle, quoi qu’elle ait fait par ailleurs. Auparavant, aucun gouvernement n’a tué des gens pour avoir dit oui. Généralement, un gouvernement ou un tyran tuait les gens parce qu’ils disaient non. Un de mes amis m’a rappelé qu’une idée très similaire avait été énoncée en Chine il y a plusieurs siècles. Les hommes qui ont l’impertinence d’approuver ne valent pas mieux que ceux qui désobéissent et s’opposent. C’est là bien évidemment l’essence du totalitarisme. Le fait qu’il y ait une totale domination de l’homme par l’homme. En ce sens, il n’y a pas aujourd’hui de totalitarisme même en Russie où règne pourtant la pire des tyrannies que nous ayons jamais connue. Il faut faire quelque chose pour qu’on vous envoie en exil ou dans un camp de travail ou dans un asile psychiatrique. Les régimes totalitaires sont toujours nés lorsque la majorité des pays européens étaient déjà soumis à une dictature. La dictature, dans le sens original du concept et du mot, n’est pas une tyrannie, c’est une suspension temporaire des lois en cas d’urgence, généralement pendant une guerre ou une guerre civile. La dictature est limitée dans le temps, la tyrannie ne l’est pas. »
L’objectif de son livre Eichmann à Jérusalem
« L’un de mes objectifs principaux était de détruire la légende de la grandeur du mal, de la force démoniaque, de retirer aux gens l’admiration qu’ils ont pour les grands malfaiteurs comme Richard III1. J’ai trouvé dans Brecht la réflexion suivante : les grands criminels politiques doivent à tout être mis à nu et surtout être livrés au ridicule. Ce ne sont pas de grands criminels politiques mais des hommes qui ont commis de grands crimes, ce qui est quelque chose d’entièrement différent. L’échec d’Hitler n’indique pas qu’il était imbécile. Le fait qu’Hitler était un imbécile, était une idée courante et fausse dans toute l’opposition avant qu’il ne prenne le pouvoir. De nombreux livres ont essayer ensuite de le justifier et d’en faire un grand homme. Le fait qu’il ait échoué n’indique pas qu’Hitler était un imbécile et l’envergure de ses entreprises n’en fait pas un grand homme. Ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est-à-dire que toute cette notion de grandeur n’a pas d’application.
Si les classes dirigeantes, dit Brecht, permettent à un petit escroc de devenir un grand escroc, il n’a pas le droit à une position privilégiée dans l’histoire. C’est-à-dire que le fait qu’il devienne un grand escroc et que ce qu’il fait a des conséquences graves ne le grandit pas.
Puis, il dit sur un plan général, et de façon abrupte, on peut dire que la tragédie traite des souffrances de l’humanité d’une façon moins sérieuse que la comédie. Ceci est évidemment une déclaration choquante. Mais en même temps, je pense qu’elle est parfaitement juste. Si on veut garder son intégrité en de telles circonstances, on ne peut le faire que si l’on se souvient que quoi qu’il fasse, et même s’il a tué 10 millions de personnes, ce n’est qu’un clown2 ! »
Sa réponse à la controverse que son livre a entrainée
« Cette controverse était due en partie au fait que j’avais attaqué la bureaucratie. Si on attaque la bureaucratie, il faut s’attendre à ce qu’elle se défende, qu’elle vous attaque, qu’elle essaie de vous rendre la vie impossible. C’est plus ou moins une vilaine affaire politique. Cela je pouvais le comprendre. Mais supposons qu’ils n’aient pas organisé cette campagne, malgré cela l’opposition à ce livre aurait été très forte parce que des juifs ont été offensés et par là des personnes que je respecte vraiment et que je peux comprendre.
Ils étaient surtout offensés par ce que dit Brecht, par le rire. Mon rire à ce moment-là était plus ou moins innocent, je n’y pensais pas. Ce que je voyais, c’est qu’Eichmann était un clown. Eichmann, par exemple, ne s’est jamais reproché ce qu’il avait fait aux juifs, il se reprochait un incident : il avait giflé le président de la communauté juive de Vienne pendant son interrogatoire. Dieu sait que bien des gens subissaient des traitements pires que celui-là, pourtant Eichmann ne se l’est jamais pardonné. Il avait cédé à l’impulsion, il pensait que c’était très mal d’avoir perdu son sang froid. »
Ce qu’elle pense des œuvres qui essaient d’humaniser les personnes nazies
« Je pense qu’elles ont une signification. Elles montrent que ce qui s’est passé une fois peut arriver à nouveau. La tyrannie est connue depuis très longtemps. Cela n’a pourtant jamais empêché à un tyran de devenir un tyran. Cela n’a pas empêché ni Néron, ni Caligula3. Et Néron et Caligula, n’ont pas empêché des exemples récents telles que l’intrusion massive de la criminalité dans la vie politique4. »
- Richard III correspond aussi à une pièce de Shakespeare qui a bien mis en évidence le caractère tyrannique du personnage.↩
- En langue germanique, ce mot désigne une personne balourde, mal dégrossie, et en anglais, au début, un rustre. Il est fort probable que Bertolt Brecht et Hannah Arendt, germanistes tous les deux, utilisent ce mot dans ce sens, et non dans le sens français actuel de bouffon comique. C’est là qu’il est important de se renseigner sur l’origine des mots pour bien comprendre la pensée d’Hannah Arendt. Elle connaît souvent mieux le vocabulaire que nous-même. En revanche, il est fort probable que d’un point de vue tactique, ce mot soit mal choisi, surtout quant il s’agit de faire preuve de compassion vis à vis des victimes de la Shoah.↩
- Caligala fut le 3ème empereur romain, reconnu pour avoir fait assassiné ceux qui l’avaient aidé à monter sur le trône et pour sa haine vis-à-vis du Sénat.↩
- Elle semble penser à l’assasinat du 35ème président des États Unis, John Fitzgerald Kennedy et à celui de son frère Robert Francis Kennedy qui eut lieu le soir de sa victoire à la primaire en Californie. Elle évoque aussi auparavant dans l’interview, l’affaire du Watergate qui a contribué à la démission du président Richard Nixon.↩