Je vous propose ici une synthèse possible de l’article du philosophe français Bernard Quelquejeu que vous pourrez trouver en intégralité sur le site Cairn.Info. Cette synthèse vise aussi à insérer cet article dans l’ensemble plus vaste des cours vus cette année. J’y ajoute aussi quelques distinctions qui me semblent utiles pour compléter ce que disent Hannah Arendt et Bernard Quelquejeu. Vous trouverez la version pdf de mon article ici : pouvoirHA.
Dans cet article Bernard Quelquejeu rappelle que Hannah Arendt essaie de modifier notre conception du pouvoir pour séparer définitivement le pouvoir de la violence. Malheureusement la confusion entre pouvoir et violence est si ancienne et si fréquente chez les philosophes qui réfléchissent sur le politique que nous pouvons avoir du mal à bien entendre ce qu’elle veut nous dire. Les dirigeants et les dirigés de nos démocraties occidentales partagent en effet avec les habitants des autres formes de gouvernement un préjugé commun : celui de croire que la violence et le pouvoir sont indissociablement liés. Voilà ce qu’écrit Hannah Arendt dans son livre Du mensonge à la violence, précisément dans la troisième partie qui s’intitule Sur la violence (que je noterai SLV dans la suite de cet article) à la page 135 :
« Si nous examinons les affrontements d’idées auxquels a donné lieu le phénomène du pouvoir, nous ne tardons pas à découvrir que tous les théoriciens politiques, aussi bien de droite comme de gauche, s’accordent à reconnaître que la violence n’est rien autre que la manifestation la plus évidente du pouvoir. « Toute politique est une lutte pour le pouvoir ; or le pouvoir sous la forme ultime, c’est la violence », déclarait C. Wright Mills, faisant écho apparemment à Max Weber, qui définissait l’État comme « un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime) ». Cet accord général est fort étrange, car assimiler le pouvoir politique à « l’organisation de la violence » ne peut avoir de sens que si l’on estime, avec Marx, que l’État constitue un instrument d’oppression entre les mains de la classe dominante. »
Hannah Arendt va soutenir l’inverse : c’est justement quand le pouvoir manque que la violence est utilisée. Elle ajoute :
- « Le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre. » (SLV, p. 154).
- « La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer. » (SLV, p. 157).
La pensée d’Hannah Arendt concernant le pouvoir consiste donc dans un double refus :
- D’abord, celui de définir le pouvoir comme la domination de l’homme sur l’homme ;
- Puis, celui de voir dans la violence la manifestation la plus évidente du pouvoir.
Le pouvoir, traditionnellement interprété en termes de domination
Dans la tradition philosophique, comme nous l’avons déjà dit, il existe un très large consensus qui pousse les penseurs à définir le pouvoir politique en terme de domination de l’homme sur l’homme. Hannah Arendt aime citer quelques auteurs en exemple :
- Voltaire : « Le pouvoir, c’est la possibilité de faire faire à d’autres ce qui me plaît » ;
- Max Weber : le pouvoir est présent chaque fois que je puis « avoir la chance de faire prévaloir ma volonté sur la résistance d’autrui » ;
- Bernard Quelquejeu remarque que ces 2 définitions ressemblent étrangement à la définition donnée par Carl von Clausewitz de la notion de guerre : « un acte de violence visant à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ».
- Bertrand de Jouvenel : « commander et être obéi : ce qui est la condition nécessaire pour qu’il y ait Pouvoir, et la condition suffisante, ce sans quoi il n’existe pas : cette essence, c’est le commandement ».
Tous ces penseurs, et on pourrait en citer bien d’autres, ont tous en commun de concevoir la nature du pouvoir comme la propriété individuelle de celui qui commande. Et évidemment, quand cette conception règne dans une société, il ne faut pas s’étonner que les dirigés développent ce que l’on peut appeler l’instinct de soumission, que l’on peut définir ainsi : l’ardent désir de se laisser diriger par autrui et d’obéir à un homme fort. Cet instinct de soumission a particulièrement été mis en évidence par Étienne de la Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire en 1576.
Le pouvoir est donc conçu dans une tradition majoritaire en occident comme pouvoir-sur. Cette expression de pouvoir-sur a été choisie par Bernard Quelquejeu pour résumer la définition à laquelle s’oppose Hannah Arendt. Il y a cependant des minorités à l’intérieur même de la tradition occidentale qui ne définissent pas le pouvoir ainsi et Hannah Arendt va choisir de valoriser ces sources minoritaires. Voilà ce qu’elle dit dans SLV, p. 140 :
« Lorsque les anciens Grecs qualifiaient d’isonomie la règle constitutionnelle de la cité, ou que les Romains désignaient par civitas la forme de leur gouvernement, ils se référaient à une conception du pouvoir et du droit qui n’était pas essentiellement fondée sur le lien entre le commandement et l’obéissance, et ne considérait pas comme identiques le pouvoir, le règne du droit et le commandement ».
De même pendant les révolutions du XVIIIème, où, selon elle, seule la révolution américaine a vraiment réussi jusqu’à un certain point, les révolutionnaires pensaient beaucoup plus à l’obéissance à la loi plutôt qu’à l’obéissance à des hommes, même si dans la pratique, ils n’ont pas forcément respectés leurs idéaux.
Ces autres sources minoritaires sont pour elle :
- les « sociétés révolutionnaires » de la Révolution Française ;
- les « sections » ou « districts » de la première Commune de Paris en 1870-1871 ;
- les « soviets » nés en Russie lors de la vague de grèves spontanées en 1905 ;
- les « soviets » surgis en février 1917 avant la récupération et leur interdiction par le parti bolchévique ;
- les conseils ouvriers ou militaires constitués en Allemagne en 1918-1919 après la défaite ;
- le système des « conseils » à l’automne 1956 à Budapest lors de la révolution hongroise ;
- les organisations lors du printemps de Prague en 1968 ;
- les actions de désobéissance civile liées au nom de Martin Luther King ou à celui de Gandhi.
C’est ce qu’elle appelle l’autre tradition.
Vers une nouvelle définition du pouvoir
Hannah Arendt choisit d’analyser cette autre tradition pour dégager une autre manière d’envisager le pouvoir. Elle porte alors un regard sévère sur la tradition majoritaire :
« Il me paraît assez triste de constater qu’à son stade actuel, la terminologie de notre science politique est incapable de faire nettement la distinction entre divers mots clefs tels que “pouvoir”, “puissance”, “force”, “autorité” et finalement “violence”, dont chacun se réfère à des phénomènes distincts et différents. » (SLV, p. 143)
« Pouvoir, puissance, force, autorité, violence : ce ne sont là (à leurs yeux) que des mots indicateurs des moyens que l’homme utilise afin de dominer l’homme ; on les tient pour synonymes du fait qu’ils ont la même fonction. » (SLV, p. 144).
Bernard Quelquejeu ajoute :
« La conviction de notre auteur est que cette mécompréhension de la vraie nature du pouvoir barre à la pensée l’accès authentique à l’ensemble des problèmes que posent l’exercice de la vie sociale, la direction des affaires publiques et le fonctionnement des institutions politiques, – bref l’accès à quelques-uns des problèmes les plus essentiels de l’homme. »
Hannah Arendt formule cette conviction ainsi :
« Ce n’est que lorsque l’on aura cessé de ramener la conduite des affaires publiques à une simple question de domination que les caractères originaux des problèmes de l’homme pourront apparaître, ou plutôt réapparaître, dans toute leur authentique diversité » (SLV, p. 144).
Essentiellement et originairement, le pouvoir appartient à un groupe
La définition du pouvoir par Hannah Arendt est donnée p. 144 de son livre Sur la violence (SLV). Vous pourrez d’ailleurs trouvé une version plus longue de cet extrait dans mon article sur Pouvoir et Puissance.
« Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom. »
Originairement le pouvoir n’est donc pas un pouvoir-sur mais un pouvoir-en-commun. Pour bien comprendre la pensée d’Hannah Arendt concernant le pouvoir dans son dernier livre édité de son vivant (SLV), il faut rappeler ce qu’elle dit dans son autre livre intitulé Condition de l’homme moderne ( que nous abrègerons en CHM dans la suite de cet article). Elle y distingue à l’intérieur de ce qu’elle appelle Vita Activa, qu’on pourrait traduire par les Activités Humaines, trois catégories d’activités : celles qui relèvent du travail, celles qui relèvent de l’œuvre et celles qui relèvent de l’action. Dans le chapitre V de Condition de l’homme moderne, elle prend le temps de caractériser sa notion d’action. Son vocabulaire est encore fluctuant quand elle aborde la question de la puissance et du pouvoir. Dans ce livre, en effet, elle peut mettre l’un des mots à la place de l’autre. En revanche dans SLV, elle distingue précisément le pouvoir de la puissance, comme vous le verrez dans l’article que je vous ai recommandé un peu plus haut.
La catégorie de l’action repose sur deux conditions : la condition de pluralité d’abord puis celle de concertation.
La condition de pluralité
Voilà ce que dit Hannah Arendt au début du livre Condition de l’homme moderne, p. 41 :
« L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets et de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. »
La pluralité est pour elle « spécifiquement la condition — non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam — de toute vie politique » (CHM, p. 42). Elle ajoute encore dans la même page et la suivante :
« La pluralité est la condition de l’action humaine parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne ne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître ».
Une conditio sine qua non, c’est une condition sans laquelle une chose ne serait pas possible. Une conditio per quam, c’est une condition qui rend de manière causale la chose possible. Une condition peut être nécessaire sans être suffisante pour obtenir la chose considérée. La pluralité est pour l’action non seulement une condition nécessaire, mais la condition qui fait naître l’action, qui suffit pour l’amener à l’existence.
Pour bien comprendre ce qu’elle dit là, il ne faut pas entendre le mot action, dans son sens usuel mais dans son sens précisément arendtien. Un homme peut travailler, dans ce sens il est actif en direction de la nature pour qu’elle lui donne de quoi vivre. Un homme peut aussi œuvrer, il est alors actif pour produire des objets qui dureront dans le temps et permettront normalement de construire un monde plus habitable ; il pourra aussi transmettre ces objets à ses descendants qui pourront profiter de ce monde technique. Enfin, il peut agir de manière concertée avec d’autres hommes. Tout ce qu’elle dit sur l’action repose sur les spécificités de l’action, que le travail et l’œuvre ne possèdent pas en propre.
Nous retrouvons dans cette condition essentielle de pluralité qui caractérise l’action, la notion de personne que nous avons déjà rencontrée dans notre cours. Je vous rappelle que non seulement une personne humaine se distingue d’un objet quelconque, objet minéral, végétal ou animal de la nature, ou objet fabriqué par l’homme ou des animaux, mais qu’en plus, considérer un être humain comme une personne humaine, ce n’est pas la considérer comme un simple individu humain, simple exemplaire de l’espèce humaine. Ce qui différencie une personne humaine d’un individu humain, c’est que le second n’est que la particularisation de l’espèce humaine par la matière, alors que ce qui définit en propre une personne humaine, ce n’est pas seulement son appartenance à une même espèce, l’espèce humaine, mais sa différence personnelle que l’on désigne aussi avec l’expression identité personnelle. Nous avons vu aussi combien il était important de considérer cette identité personnelle comme une identité d’exode pour respecter humblement ce que nous sommes.
Évidemment, cette pluralité humaine qui est la double condition de l’action humaine (conditio sine qua non et conditio per quam), est aussi celle qui entraîne l’imprévisibilité partielle de l’action dont nous avons déjà parlé. En effet, si nous sommes à ce point différents les uns des autres au point de n’être pas seulement des mystères les uns pour les autres, mais aussi des mystères pour nous-mêmes, il est logique d’en arriver à la conclusion qu’il est impossible de prévoir totalement la réaction des autres face aux actions que nous posons, comme nous ne pouvons pas prévoir totalement non plus nos propres réactions face aux réactions suscitées chez les autres par nos propres actions. Nous évoluons dans le domaine de l’action, et Aristote le disait déjà, dans le domaine du contingent, c’est-à-dire de ce qui ne peut pas être prévu avec certitude par la raison humaine. La seule intelligence humaine qui puisse être pertinente dans le domaine de l’action n’est pas l’intelligence théorique des mathématiques et des sciences de la fabrication, mais l’intelligence pratique, c’est-à-dire la vertu de prudence. Cependant, la vertu de prudence ne consiste pas à lire dans une boule de cristal.
Hannah Arendt s’intéresse aussi à ce qui permet à l’action humaine de perdurer dans le temps malgré cette condition de pluralité et donc cette condition d’imprévisibilité partielle, c’est pourquoi elle attache autant d’importance à la notion de promesse. Et quand elle analyse l’incarnation de nos promesses dans le domaine politique, elle rattache cette notion à la notion d’institution. L’institution devient alors cette sorte de passage de relai de générations en générations qui permet la pérennisation de nos promesses dans un temps qui dépasse notre propre existence. Cela repose évidemment sur la prise de conscience inévitable que l’homme en tant qu’il est un être mortel ne peut garantir ses promesses au-delà de sa propre vie s’il ne s’allie pas à d’autres hommes pour fonder des institutions. Pour elle la faculté de promettre, est « la plus haute faculté humaine ».
« À la différence de la force, qui est le don et la propriété de chaque homme pris isolément (…), le pouvoir ne peut voir le jour que si des hommes se réunissent en vue de l’action, et il disparaît quand, pour une raison ou pour une autre, ils se dispersent et s’abandonnent les uns les autres. Se lier et promettre, s’associer et signer un contrat : tels sont donc les moyens qui préviennent la disparition du pouvoir (…). Il y a dans la faculté humaine de faire des promesses et de les respecter un élément de la capacité de l’homme à bâtir un monde. De même que les promesses et les accords sont tournés vers l’avenir et fournissent quelque stabilité dans l’océan d’incertitude future où l’imprévisible peut surgir de partout, de même la capacité de construire un monde concerne bien plus que nous-mêmes et que notre temps sur la terre, notre “successeur” et les “générations futures” » (CHM p. 257-258).
La condition de concertation
Si nous reprenons la définition du pouvoir chez Hannah Arendt, nous avons : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir de façon concertée ». On voit donc que la concertation fait partie intégrante de la définition du pouvoir. Cela suppose la mise en place d’un espace politique, qui peut être défini grâce à Aristote comme la mise en commun des paroles et des actes. Voilà ce que dit Hannah Arendt dans CHM, p. 258 :
« Son espace véritable s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent. “Où que vous alliez, vous serez une polis”. Cette phrase célèbre exprime la conviction que la parole et l’action créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n’importe quand et n’importe où. C’est l’espace du paraître au sens le plus large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition. »
L’espace politique est donc un espace d’apparition, ce que l’on pourrait appeler un espace public. Cet espace d’apparition possède deux caractéristiques à retenir :
- Il est souvent éphémère ;
- Il n’est souvent que potentiel.
Voilà ce que dit Hannah Arendt concernant son caractère éphémère :
« L’espace de l’apparaître commence à exister dès que les hommes s’assemblent sur le mode de la parole et de l’action ; il précède par conséquent toute constitution du domaine public et des formes du gouvernement, c’est-à-dire les diverses formes sous lesquelles le domaine public peut s’organiser. Il a ceci de particulier qu’à la différence des espaces qui sont l’œuvre de nos mains, il ne survit pas à l’actualité du mouvement qui l’a vu naître : il disparaît non seulement à la dispersion des hommes — comme dans le cas des catastrophes qui ruinent l’organisation politique d’un peuple —, mais aussi au moment de la disparition ou de l’arrêt des activités elles-mêmes » (CHM, p. 259).
Concernant son caractère potentiel, voilà ce qu’elle dit :
« Partout où les hommes se rassemblent, l’espace public est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours. Si les civilisations naissent et meurent, si de puissants empires et de grandes cultures déclinent et sombrent sans catastrophes extérieures, c’est en raison de cette particularité du domaine public qui, reposant finalement sur l’action et la parole, ne perd jamais complètement son caractère potentiel. On ne peut emmagasiner la puissance et la conserver en cas d’urgence, comme les instruments de la violence : elle n’existe qu’en acte. Le pouvoir qui n’est pas actualisé disparaît ».
Cela rejoint ce que Gandhi disait :
« La puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble, et retombe dès qu’ils se dispersent ».
Dans ces différentes citations, il y a encore confusion entre les concepts de puissance et de pouvoir, mais ce qui est dit ici caractérise bien la notion de pouvoir qu’Hannah Arendt développera plus tard. Précisément, Il faudra attendre le chapitre Sur la violence, du livre Du mensonge à la violence, pour que Hannah Arendt fasse la distinction ; dans son livre Condition de l’homme moderne, elle utilise encore les mots puissance et pouvoir comme des synonymes.
Bernard Quelquejeu ajoute que malheureusement cette strate profonde et originaire que représente le pouvoir en commun, est difficile à repérer tant elle est le plus souvent mélangée avec des structures de domination qui conçoivent le pouvoir comme pouvoir-sur. Hannah Arendt accordera donc le statut de l’oublié à cette strate, et le philosophe Paul Ricœur sera marqué par cet oubli. Le philosophe Étienne Tassin, préfère utiliser quant à lui l’expression de Trésor perdu. On ne retrouve dans l’histoire l’émergence de cette autre tradition du pouvoir que lorsque le mélange séculaire entre pouvoir pensé comme domination de l’homme sur l’homme et du pouvoir pensé comme pouvoir en commun devient tel que le pouvoir en commun risque de disparaître totalement. C’est alors que n’ayant plus rien à perdre, certains se mettent à le défendre.
Il faut ajouter que l’expression un homme de pouvoir est une expression toujours abusive. Un homme, aussi puissant soit-il, n’a pas de pouvoir. Au mieux il peut être le représentant d’un groupe d’hommes, mais il ne peut pas par lui-même se donner du pouvoir. Si le groupe cesse de lui faire confiance, il peut être tenté d’utiliser la violence ou la manipulation pour conserver sa représentation. Cependant, il perd alors sa légitimité. Au mieux, il se fera obéir par la crainte servile.
J’ajouterai qu’il est bon de compléter les découvertes conceptuelles d’Hannah Arendt avec celles réalisées par René Girard et par Günther Anders. Le pouvoir pensé comme aptitude à agir de manière concertée met en évidence une certaine unité de concertation du groupe d’hommes considéré. Malheureusement, les hommes n’agissent pas toujours ensemble pour le Bien Commun, ils peuvent agir ensemble aussi pour le mal ou pour un bien apparent. Nous l’avons vu déjà avec René Girard qui montre combien les hommes peuvent agir en commun contre une victime émissaire ou contre un bouc émissaire.
Avec Günther Anders, nous verrons que ce qu’il appelle le « décalage prométhéen » nous empêche trop souvent de prendre bien conscience des conséquences de nos actes. Le pouvoir-en-commun aussi différent qu’il soit du pouvoir-sur, n’est pas toujours un bon pouvoir ou un pouvoir juste. Nous pourrions, pour être plus fidèle à la réalité, distinguer :
- le pouvoir-en-commun pour le Bien Commun,
- le pouvoir-en-commun pour un bien apparent, et
- le pouvoir-en-commun contre un ennemi.
Il existe aussi plusieurs types d’unité :
- une unité pour le bien véritable diffère substantiellement
- d’une unité pour un bien apparent
- et encore plus d’une unité contre un ennemi.
Pouvoir et violence
Hannah Arendt distingue le pouvoir de la violence, elle les distingue mais elle sait que trop souvent ils se présentent ensemble. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi, il est facile de les confondre. Voilà ce qu’elle dit dans SLV p.147 :
« De plus, comme nous le verrons, rien n’est plus fréquent que l’association du pouvoir et de la violence ; il est extrêmement rare de les trouver séparés l’un de l’autre et sous leur forme pure et donc extrême. Il n’en résulte pas cependant que l’autorité, le pouvoir et la violence ne soient qu’une seule et même chose. »
Ce qui différencie la violence du pouvoir, c’est le caractère instrumental de la violence. La violence sert toujours à quelque chose d’autre qu’elle même. La violence naturelle peut être multipliée par les instruments fabriqués par l’homme, mais elle continue à servir autre chose qu’elle même. Elle a toujours besoin d’une justification.
Le pouvoir, lui, n’a pas besoin de justification car il possède en lui-même sa propre justification. Le pouvoir ne vise qu’une seule chose, c’est de durer. Pour le comprendre, il faut se souvenir que le pouvoir dont il s’agit repose sur la pluralité et la concertation réussie d’un groupe d’hommes. Ce groupe d’hommes vit alors une unité qu’il désire vivre le plus longtemps possible.
Ce dont à besoin le pouvoir cependant, c’est de la légitimité. Il a besoin que le regroupement d’hommes se soit réalisé de manière juste par le passé. C’est pourquoi le pouvoir est si précaire. Le rassemblement de ces hommes-là a pu être légitime en apparence puis avec le temps la légitimité s’est estompée. Ceci se produit quand les actions entreprises en commun mettent en évidence qu’elles n’étaient pas forcément tournées vers le bien.
Hannah Arendt distingue la justification de la légitimité à l’aide d’un critère temporel. La justification regarde les objectifs futurs. La légitimité regarde le passé de la fondation du groupe d’hommes qui ont réussi à se rassembler et à se concerter en raison même de leurs différences.
Cette concertation réussie suppose un réel dialogue entre les personnes, ce qui ne peut se faire que dans un climat de respect mutuel et d’écoute mutuelle. C’est pourquoi le pouvoir est par nature non hiérarchique. Seule l’égalité de dignité des personnes qui se reconnaissent les unes les autres dans cette égalité, permet de rendre possible cette réelle concertation. Le pouvoir est légitime donc quand le représentant nommé pour agir au nom du groupe est fidèle à la concertation convenue au préalable par ce même groupe.
On parle bien de légitime défense, mais c’est plus dans le sens d’une justification que d’une légitimation. La légitime défense obtient sa justification du danger immédiat et évident. Elle tire donc sa justification d’un futur proche, très proche, trop proche ! La légitime défense ne tire pas sa légitimité d’une concertation préalable. Ce serait contradictoire dans les termes puisqu’une concertation demande un temps relativement long : le temps du dialogue. Or la légitime défense n’est légitime défense que dans le manque de temps, c’est-à-dire l’urgence de la situation.
Le véritable pouvoir se distingue donc de la violence et a besoin dun consentement initial d’un groupe d’hommes pour pouvoir exister. Hannah Arendt va d’ailleurs définir l’autorité comme ce qui permet ce consentement initial. C’est ce que nous allons voir maintenant. Remarquons cependant que ce consentement initial n’est pas forcément sain. Il peut être éclairé par une toute autre lumière que celle du Bien Commun. S’il est éclairé par la lumière d’une unité contre un ennemi, il porte en lui les germes de sa propre destruction. Il en va de même malheureusement d’une unité réalisée pour un bien apparent.
Pouvoir et autorité
Voici la définition de l’autorité qu’Hannah Arendt donne dans SLV p. 145-146, vous trouverez une version plus longue de ce passage ici.
« L’autorité, qui désigne le plus impalpable de ces phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment l’occasion d’abus de langage1, peut s’appliquer à la personne — on peut parler d’autorité personnelle, par exemple dans les rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves — ou encore elle peut constituer un attribut des institutions, comme par exemple, dans le cas du Sénat romain (auctoritas in senatu2) ou de la hiérarchie de l’Église (un prêtre en état d’ivresse peut valablement donner l’absolution). Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l’obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement ; il n’est en ce cas nul besoin de contrainte ou de persuasion. (Un père peut perdre son autorité, soit en battant son fils, soit en acceptant de discuter avec lui, c’est-à-dire soit en se conduisant comme un tyran, soit en le traitant en égal.) L’autorité ne peut se maintenir qu’autant que l’institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l’autorité, et le rire est pour elle la menace la plus redoutable. »
Cette définition de l’autorité n’est pas sans soulever de nouveaux questionnements voire même des critiques. Vous pourrez en prendre mieux conscience en consultant ce diaporama. Déjà, nous pouvons être surpris qu’un père puisse perdre son autorité en discutant avec son fils, et comme elle ne s’explique pas plus à ce sujet, il est difficile de comprendre ce qu’elle veut dire vraiment. Il faut rappeler qu’elle n’a jamais eu d’enfant, et que sa propre éducation paternelle reste un peu mystérieuse puisqu’elle a perdu son père quand elle était très jeune. Dans cet article, nous nous contenterons cependant de présenter avec Bernard Quelquejeu le côté positif de la définition de l’autorité chez Hannah Arendt.
Déjà nous pouvons remarquer que sa vision de l’autorité exclut l’usage de la contrainte et de la persuasion. L’autorité repose plutôt sur la reconnaissance et le respect. Bernard Quelquejeu nous rappelle qu’Hannah Arendt prend sa conception de l’autorité chez les romains. L’auctoritas signifie pour eux l’énergie durable de la fondation de la ville : ab urbe condita. Voilà ce qu’il ajoute :
« Dans cette énergie de la fondation est contenue, comme en son noyau, la cohésion de la trilogie autorité — religion — tradition. Si l’autorité réside dans la fondation première, la religio est ce qui y relie immédiatement par le lien de la piété, et la traditio médiatement par la transmission des Anciens ; la vertu perdurante de la fondation est à la fois autorité, religion, tradition. Dans l’expérience politique des Romains, l’autorité consistait spécifiquement dans cette « augmentation » que le pouvoir reçoit de cette énergie perdurante de la fondation.
Avec ce lien entre autorité et fondation, Hannah Arendt ne peut qu’être nostalgique puisqu’il est rare d’assister à une fondation, et nous pouvons nous demander ce que seraient ces nouvelles fondations qui permettraient de maintenir le pouvoir dans sa légitimité. De plus, nous pouvons nous demander ce que seraient des fondations répétées !
C’est pourquoi concernant la notion d’autorité, il me semble nécessaire de compléter les réflexions d’Hannah Arendt par celle de Yves Simon, comme je l’indique dans ce diaporama.
Conclusion
Bernard Quelquejeu termine son article par un résumé des principales thèses que Hannah Arendt soutient concernant la notion de pouvoir. Il me semble préférable de citer directement ce qu’il dit pour conclure cette synthèse :
- Dans sa très grande majorité, la philosophie politique occidental, de Platon à Marx, a compris le pouvoir en termes de rapport de gouvernants à gouvernés, de commandement et obéissance, comme un rapport de domination. Ce faisant, elle a entériné le fait de la domination de l’homme par l’homme, et développé une culture de l’oppression et de la violence.
- Les révolutions de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles, les expériences des totalitarismes au XXe siècle, ainsi que les irruptions modernes de pouvoir populaire (conseils ouvriers, vrais soviets, printemps de Prague, actions de désobéissance civile, etc.) obligent à mettre en question cette compréhension du pouvoir comme domination, comme pouvoir-sur.
- Dans son acception originaire, le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir collectivement et de manière concertée. Il n’est jamais une propriété individuelle : il appartient à un groupe et continue de lui appartenir tant que ce groupe n’est pas divisé. Il n’est donc pas d’abord un pouvoir-sur, mais un pouvoir-en-commun.
- Alors que le pouvoir, inséparable de l’existence des groupes politiques, trouve en lui-même sa propre fin et n’a pas besoin de justification, la violence est de l’ordre des moyens et se distingue par son caractère instrumental. Même s’il est très fréquent de trouver, de fait, associés le pouvoir et la violence, le pouvoir diffère de la violence selon sa nature propre. Le pouvoir est, par essence, non-violent.
- Le règne de la violence tend à s’instaurer dès que le pouvoir tend à se perdre. La violence peut détruire le pouvoir, mais elle est parfaitement incapable de le susciter.
- Même si, à la limite, l’usage de la violence peut éventuellement recevoir une justification de la finalité qu’elle se propose, la violence n’est jamais légitime. Le pouvoir, qui est de l’ordre des fins, peut se passer de justification ; mais la légitimité lui est indispensable.
- L’autorité, elle, a pour caractéristique essentielle la reconnaissance inconditionnelle. Elle ne peut se maintenir que respectée ; elle a donc pour ennemi le mépris et pour menace le rire.
- Fugace et précaire, le pouvoir recherche durabilité et légitimation dans l’autorité que lui confère le consentement instaurateur : aussi est-il toujours en quête d’une fondation, présumée mais oubliée.
- Il existe des gouvernements autoritaires qui, assurément, n’ont rien de commun avec la tyrannie, la dictature et le pouvoir totalitaire. En ce qui concerne l’arrière-plan historique et la signification politique du terme, voir le chapitre, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans notre ouvrage La crise de la culture. ↩
- Phrase de Cicéron, extrait de son livre Des Lois, livre III, XII, 52 av. J.-C. ↩