Dans cet article, je retranscris pour mes élèves de spécialité Humanités, Littérature et Philosophie de terminale, une partie d’un cours donné à des étudiants du séminaire. J’essaie d’y comprendre la notion d’identité d’exode, dont parle tant le philosophe français Emmanuel Housset, à partir de la première trinité intérieure que Augustin d’Hippone présente dans son livre De Trinitate. Voici cet article au format pdf, d’abord avec les images : L’identité d’exode avec images, puis sans les images : L’identité d’exode.
Ceux qui voudraient approfondir cette notion d’identité d’exode pourront lire ou relire mon cours sur l’identité personnelle que nous avons vu en début d’année ou ceux sur les origines du concept de personne que j’ai donnés cette année à mes étudiants.
La première analogie qu’Augustin utilise et où il pense l’homme comme image de Dieu, imago dei en latin, désigne la personne humaine comme étant une personne en trois activités, comme le Dieu chrétien est un Dieu unique en trois personnes. Ces trois activités constitutives de la personne humaine sont selon lui :
- La pensée, mens ,
- La connaissance, notitia, que la pensée peut avoir d’elle-même,
- Et l’amour, amor, que la pensée peut avoir pour elle-même et qui motive cette connaissance d’elle-même.
Cette image est difficile à actualiser en nous tant notre propre pensée est un mystère pour nous-même. Disons qu’elle nous est potentiellement donnée sous le mode de l’interrogation. C’est la célèbre question Qui suis-je ?. Sur l’importance de la notion d’interrogation chez Augustin d’Hippone, nous avons le livre du philosophe français Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, et plus particulièrement le premier chapitre qui porte sur le verbe Interroger.
Jean-Louis Chrétien ne médite pas particulièrement dans ce livre le De Trinitate, mais sa méditation, qui porte plutôt sur l’ensemble de l’œuvre de saint Augustin, peut nous aider à mieux comprendre l’importance de cette première manière d’envisager l’Imago Dei en l’homme. Nous sommes Imago Dei potentielle dans cette trinité que nous sommes vraiment, mens, notitia, amor :
- Imago Dei car ces trois activités de l’âme, puissances trinitaires, sont à la fois bien distinctes et en même temps elles appartiennent bien à notre essence personnelle, qui est bel et bien une et une seule essence personnelle.
- Imago Dei potentielle, car nous n’arrivons pas actuellement à posséder clairement une connaissance pleine et entière (notitia) de notre pensée (mens), et ce même en étant pleinement motivé par le saint amour de soi (amor).
C’est pourquoi le véritable rapport à soi, le véritable amour de soi, ne peut se vivre en nous actuellement que sous le mode de l’interrogation. Jean-Louis Chrétien préfère utiliser le verbe interroger plutôt que le substantif interrogation pour bien marquer qu’il nous faut agir en interrogeant et en s’interrogeant pour se découvrir. En revanche, cette interrogation de soi n’est pas une simple introspection psychologique, où nous serions seuls avec nous-mêmes. Cette interrogation qui est la modalité propre de cette première Imago Dei toute potentielle, n’est possible que parce que la troisième analogie présentant cette Imago Dei est vivifiée (Memoria Dei, intelligentia, amor). Lisons ce que nous dit Jean-Louis Chrétien pp. 16-17 :
« “Alors, si tu veux t’assurer que tu as reçu l’Esprit, interroge ton cœur : si tu y trouves l’amour pour ton frère, soi en sûreté. Il ne peut y avoir d’amour sans l’Esprit de Dieu.”
Il y va là de l’interrogation proprement cruciale, portant sur la vie et la mort, sur notre vie et notre mort, car il n’est pas d’autre signe de vie véritable que de laisser en soi l’amour se répandre, et pas d’autre signe de mort véritable que d’en interrompre la circulation ou de lui faire obstacle. Mais cette interrogation sur la présence de l’Esprit en nous ou à travers nous, comment peut-elle se faire sinon dans la lumière et par la lumière de l’Esprit lui-même ? Il ne s’agit pas d’une introspection toute psychologique, où nous en viendrions à nous juger nous-mêmes, et dont nous aurions seuls l’initiative. Cette interrogation en vient à recueillir en acte le témoignage de l’Esprit même, elle s’achève en une écoute. Commentant le psaume 64, Augustin présente en d’autres termes, en le rattachant au thème capital des deux cités, ce qui est au fond la même interrogation : “Deux amours créent ces deux cités : c’est l’amour de Dieu qui fait Jérusalem ; l’amour du monde, Babylone. Que chacun s’interroge, se demande ce qu’il aime, il saura de quelle cité il est (Interroget ergo se quisque quid amet, et inveniet unde sit civis). S’il se découvre citoyen de Babylone, qu’il arrache la cupidité et qu’il plante la charité. S’il découvre qu’il est habitant de Jérusalem, qu’il supporte sa captivité et qu’il espère la liberté.” »
Dans ce passage, Jean-Louis Chrétien nous permet de comprendre que cette première Imago Dei, ne peut être vécue que sous le mode du s’interroger et que ce mode du s’interroger aboutit finalement au mode de l’écouter. S’interroger sur soi revient finalement a écouter son cœur qui n’est peut-être finalement chez saint Augustin que la Memoria Dei, la mémoire du présent de Dieu, la mémoire de la présence de Dieu en mon intimité la plus profonde, mémoire éminemment mystérieuse. S’interroger pour apprendre à se découvrir, c’est finalement se mettre à écouter cette brise légère qui vivifie notre cœur, brise légère qui vient d’ailleurs, du Tout Autre. Il y a donc de l’altérité au fond même de notre être, et cette altérité loin de nous aliéner est justement celle qui nous permet de mieux découvrir notre identité personnelle.
Plus encore, cet « écouter » conduit nécessairement à la charité. Il ne s’agit donc pas de se replier en soi-même en fuyant le monde, car même celui qui sort du monde pour prier dans un monastère, prie pour les personnes du monde. Il est donc possible de distinguer deux amours du monde complètement différents :
- Un amour du monde fondé sur la cupidité, qui nous fait appartenir à la cité du diable, et qui nous pousse à prendre au monde ce que nous désirons.
- Un amour du monde fondé sur la charité qui nous fait appartenir à la cité de Dieu, qui consiste à donner au monde le bien que nous pouvons réaliser.
En un sens, on pourrait reprocher à Hannah Arendt d’utiliser, dans son livre Condition de l’homme moderne, la notion « d’amour du monde » dans un sens très différent de celui qui est utilisé par Augustin d’Hippone dans La Cité de Dieu. Cependant, si nous nous concentrons sur le sens de ce que dit Hannah Arendt et non bêtement sur l’expression littérale qu’elle utilise, on peut voir finalement que son approche valorise bien plus la charité que la cupidité. Dans la quatrième partie de son livre qui porte sur la notion d’action, elle valorise le pardon comme étant la seule force permettant de compenser l’irréversibilité de toute action. Or qu’est-ce que le pardon sinon cette puissance de don là où nous avons été lésés ?
Cet écouter, cher à Jean-Louis Chrétien, qui nous conduit à la charité, nous permet de nous découvrir comme puissance de faire le bien. Et, là où nous sommes, dans la condition où nous sommes actuellement, nous pouvons toujours incarner dans le monde cette puissance de faire le bien. C’est sans doute là que réside notre identité la plus personnelle, notre identité d’exode, car c’est dans notre manière propre d’incarner cette puissance de faire le bien que nous révélons aux autres et à nous mêmes qui nous sommes vraiment.
Notre manière propre d’incarner cette puissance de faire le bien, est en effet colorée de toutes les micro-décisions personnelles que nous pouvons prendre : il existe en effet une infinité de possibilités différentes de répondre aux besoins de ce monde. Telle personne a-t-elle faim ? Il existe de nombreuses manières différentes de lui donner à manger et même si les besoins en nourriture peuvent être satisfaits selon une procédure scientifique commune, les petits plats de grand-mère viennent rendre notre monde éminemment plus habitables qu’une denrée industriellement fabriquée ! Car, il n’y a pas que « la chose qui est donnée » qui compte dans la charité, mais aussi et peut-être surtout la manière unique et irremplaçable dont cette chose nous est donnée par telle ou telle personne. C’est pourquoi la solidarité diffère de la charité. Une institution peut être solidaire sans être charitable, car elle peut organiser une distribution automatique du nécessaire sans jamais permettre une relation de personne à personne. La personne qui bénéficie de cet automatisation solidaire reçoit de quoi pourvoir à ses besoins, et c’est certainement mieux que de mourrir de faim. Mais c’est tout autre chose d’être dans une relation de véritable charité où la personne qui reçoit est reconnue en tant que personne unique, merveille des merveilles, par la personne qui donne.
Jean-Louis Chrétien continue sa méditation en mettant en évidence une progression dans notre manière de nous interroger. Il y a comme des paliers d’interrogation, exactement 3 paliers :
« Le commentaire du psaume 76 donne plus de précisions sur le caractère à la fois décisif et transitoire de l’interrogation de soi sur soi dans l’itinéraire spirituel. Augustin y distingue trois moments, ou trois modes, de parole. Cette parole est désignée par le verbe garrire. Le mot a en général une signification péjorative, celle de babiller, de bavarder, de se griser de mots, mais Augustin, qui l’emploie par exemple à propos de sa prière dans les Confessions, peut y voir aussi l’abondance d’une parole irrépressible, mue par la joie qui déborde, donc un sens positif. Il sera traduit ici par « discourir », Littré donnant comme un de ses sens : « tenir de longs propos ». La première parole évoquée dans ce sermon était proférée, extérieure, et une défaillance, un trouble lui ont succédé. Elle s’est dépassée vers une méditation silencieuse, où se déploie une parole intérieure, et qui forme le moment de l’interrogatio : « Il scrutait son esprit, il parlait avec son esprit même, et dans cet entretien il discourait. Il s’interrogeait lui-même, il s’examinait lui-même, en lui-même il était juge (…). Lui qui discourait au-dehors, voici qu’il commence, à l’intérieur, de discourir en sécurité, là où, seul, en silence, il médite les années éternelles (…). Mais ici il est à craindre qu’il ne demeure en son propre esprit, et qu’il ne franchisse pas. Cependant il agit déjà mieux qu’il n’agissait au-dehors. » Il dépasse enfin le moment de l’interrogatio sur soi pour en venir à s’oublier en Dieu, dans la joie que lui donnent les œuvres de Dieu. Et Augustin de résumer ce mouvement : « Voici qu’il y a un troisième discours. Il discourait au-dehors quand il a défailli. Il discourait à l’intérieur, en son propre esprit, quand il a progressé. Il a discouru dans les œuvres de Dieu, quand il est parvenu là où il progressait. »
Si nous résumons, voici ces 3 paliers d’interrogation :
- Il y a d’abord l’interrogation qui s’exprime à l’extérieur de soi. Cette première interrogation parlée est suivie d’un trouble intérieur dans l’analyse qu’en fait Augustin à l’occasion de sa méditation sur le psaume 76.
- Il y a ensuite un recueillement en soi-même sous la forme d’une méditation silencieuse. C’est donc une interrogation intérieure. Cela rejoint l’idée du dialogue intérieur de soi à soi mis en évidence par Socrate et que nous avons vu avec Hannah Arendt.
- Puis il y a une autre forme de dialogue intérieur qui au lieu d’être une simple méditation sur soi est une médiation sur les œuvres de Dieu. C’est le dialogue intérieur qui est une méditation sur le Tout Autre à l’origine des œuvres de la nature, interrogation qui se fait alors surtout écoute.
Jean-Louis Chrétien continue de méditer sur cette interrogation intérieure vers le Tout Autre :
L’interrogation de soi sur soi appelle son propre franchissement et son propre dépassement. La clarté vers laquelle elle chemine ne peut pas être seulement celle qu’elle se donne, celle qu’elle est susceptible de se donner à elle-même. Laissée à elle-même, l’interrogation découvre qu’elle ne peut, par principe, tout découvrir de moi, que je suis circonvenu par ma propre obscurité. « C’est au point que mon esprit, s’interrogeant sur ses propres forces, n’ose pas trop se faire confiance à lui-même : car ce qui réside en lui demeure le plus souvent caché, si l’expérience ne le lui révèle. » La réponse vient parfois d’ailleurs que du lieu où nous nous interrogeons. Ce peut être par une interrogation à nous adressée que nous nous découvrons en vérité. Telle est la dimension de la tentation conçue comme épreuve. A propos du sacrifice d’Abraham, saint Augustin écrit, dans la Cité de Dieu : « La plupart du temps, l’âme humaine ne peut arriver à se connaître elle-même, si ce n’est dans la réponse qu’elle fait à l’épreuve qui interroge ses forces non pas verbalement, mais expérimentalement (non verbo, sed experimento temptatione quodam modo interrogante). » Répondre à cette interrogation, ce n’est pas donner une réponse, c’est se donner soi-même en réponse, devenir soi-même. Jules Lequier méditera avec profondeur de telles dimensions : « Le Livre de Dieu, mon fils, était une pierre qui portait gravés deux noms et une foule de noms en un seul nom écrit ainsi : TON NOM EST: / CE QUE TU AS ÉTÉ DANS L’ÉPREUVE. Et le mot de l’énigme était ce mot ÉPREUVE. J’ai tout dit. » Cette épreuve est celle où nous sommes requis à la tâche de devenir nous-mêmes. »
Dans cette méditation de Jean-Louis Chrétien, nous découvrons qu’il n’est peut-être pas si simple d’initier par nous-mêmes la troisième manière de nous interroger. Il faut peut-être être bousculé par les épreuves que la Providence permet ou nous envoie. Sachant cependant que cette troisième interrogation est possible, nous pouvons peut-être anticiper et commencer à nous y exercer avant que des épreuves trop difficiles viennent nous y inciter. C’est une forme d’encouragement à laisser un peu plus de place à une vie contemplative dans notre existence.
Dans cette première analogie trinitaire que saint Augustin nous propose, mens, notitia, amor, nous voyons que nous pouvons peu à peu découvrir qui nous sommes en assumant l’art de nous interroger. Nous prenons aussi conscience, que notre propre initiative ne suffit sans doute pas : il nous faut sans doute traverser des épreuves pour réussir à progresser dans cet art. Nous avons là un aperçu de ce que peut représenter la notion d’identité d’exode. C’est dans les épreuves de l’exode, gardant espérance en la Sainte Providence, que nous apprenons peu à peu à répondre en nous présentant tels que nous sommes réellement.
Emmanuel Housset quand il présente l’identité d’exode nous rappelle en effet que notre identité personnelle si elle est identité d’exode, c’est parce qu’elle est une identité qui se découvre en cheminant sur les chemins de la vie, elle est ainsi essentiellement une identité répondante. Il est bon de prendre conscience que la liberté de qualité, c’est-à-dire cette puissance qui nous est confiée de réaliser le bien, nous permet de répondre aux épreuves de la vie en respectant notre moi fondamental. La manière toute personnelle dont nous allons répondre aux épreuves de la vie va en effet soit fortifier notre moi fondamental et développer en notre propre devenir le projet que Dieu a pour nous de toute éternité, soit au contraire forger un moi superficiel nouveau ou accentuer un moi superficiel ancien qui nous éloignent un peu plus encore de ce que nous sommes réellement. Prendre conscience qu’à chaque petite épreuve de notre vie nous pouvons répondre par notre manière propre d’agir soit en devenant un peu plus un habitant de la cité de Dieu, soit en devenant un peu plus un habitant de la cité du diable, semble être crucial pour fortifier une réelle liberté de choix. Bien sûr, nous n’avons pas toujours l’énergie suffisante pour réussir à faire le bon choix, c’est là que notre cri de détresse vers Dieu est si important. Le psaume 76 nous le rappelle.
Enfin, la connaissance de soi, cette connaissance qui porte sur notre pensée par la puissance de l’amour, n’est pas seulement une obscurité qu’il nous faudrait peu à peu lever en traversant les épreuves par l’acte de s’interroger en écoutant, puis de choisir par notre manière de répondre. Elle possède aussi une réelle clarté qui nous est déjà donnée : nous nous connaissons toujours déjà comme certitude d’être un être en vie, d’être un vivant qui pense. René Descartes ne fera que reprendre ce qu’on trouve déjà chez saint Augustin. Voici ce que dit Emmanuel Housset :
« Cette connaissance de soi est immédiate et ne peut résulter de l’observation corporelle d’autres âmes : elle est reçue hors de toute comparaison et manifeste la certitude de la présence à soi, notamment la certitude de notre être en vie. »
Cependant, force est de constater que cette connaissance de soi reste partielle bien que certaine et qu’elle grandit dans la traversée de notre vie. Elle grandit tout aussi bien dans la traversée de nos déserts existentiels que dans la traversée des oasis, même si évidemment pour pouvoir tenir dans la durée de cette longue traversée trop souvent désertique, il est bon de savoir se ressourcer dans les oasis que la vie parfois de manière fort surprenante et inattendue nous offre au travers des amitiés, de l’amour partagé et des beautés de la création.