Le philosophe Henri Bergson distingue le moi profond ou moi fondamental et le ou les moi(s) superficiel(s). Il le fait dès son premier livre Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889. Mais il reviendra plus longuement sur les enjeux qui se cachent derrière la notion de moi en 1903 dans une introduction célèbre qui sera publiée dans l’un de ses derniers livres La pensée et le mouvant. Dans cette introduction à la métaphysique, c’est ainsi qu’elle s’appelle, c’est la question du rapport de notre langage et de notre intelligence avec la réalité dont il est question.
Ce que veut dire Bergson dans cette distinction, c’est que nous nous forgeons sans forcément le savoir de fausses personnalités, ou pour le dire autrement nous constatons que des personnalités se forgent en nous, parfois malgré nous, pour faire face à la pression familiale, à la pression sociale ou encore à la pression politique. Ces personnalités forgées artificiellement, avec notre consentement ou inconsciemment, il les appelle des mois superficiels.
Il nous dit aussi, que nous ne nous réduisons pas à ces personnalités superficielles, que nous sommes beaucoup plus que cela, que nous sommes un moi profond. Nous sommes une douce mélodie qui ne demande qu’à être accueillie telle qu’elle est, même si malheureusement malgré les épines de la réalité nous ne pouvons pas toujours et partout la livrer. Il n’est pas facile d’apprendre à reconnaître ce moi profond, cette douce mélodie, et dans la réalité de notre vie, nous mélangeons parfois cette mélodie avec des variations superficielles aliénantes.
On peut certes critiquer ce que dit Bergson, même s’il faut d’abord bien le comprendre, mais il a au moins le mérite de mettre en évidence la difficulté de parler de notre personne et de notre personnalité si nous voulons être fidèle au réel tel qu’il se présente.
Les mots sont bien petits pour réussir à décrire le réel. Ou pour le dire autrement, le réel est beaucoup plus riche et complexe que les mots qui servent à le décrire ou plus souvent à le désigner, parfois il est même ineffable, et seule une dimension artistique peut esquisser alors une piste indicative d’exploration.
Notre personne, notre personnalité, notre moi, est difficile à appréhender parce que nous évoluons en permanence, nous sommes durée. Notre personnalité est aussi difficile à appréhender car nos sociétés, les petites comme les grandes, sont souvent abîmées et abîmantes, la forçant alors à se recroqueviller dans une sorte de coquille protectrice superficielle plus ou moins confortable, plus ou moins transparente, plus ou moins aliénante.
Réussir à déterminer notre identité personnelle est donc un problème complexe sur lequel nous aurons à revenir. Cela engage des questions fondamentales dont celles du rapport entre notre langue et le réel, entre notre pensée et le réel. Cela engage aussi une saine compréhension de l’amitié et de l’amour et une saine compréhension des décisions et des initiatives que nous avons à prendre.
Pour ne pas trop anticiper sur ce que nous verrons plus tard, j’aimerais terminer cet article en vous présentant 5 manières différentes de concevoir notre identité personnelle :
- Une identité figée, déterminée, où nous nous concevons comme une personne possédant définitivement une sorte de caractère (mais avec une conception erronée de ce que peut désigner ce mot). Ce caractère est là, il est figé, et c’est aux autres de s’adapter à ce caractère figé comme nous devons aussi apprendre peu à peu à l’accepter si nous ne l’aimons pas trop. Malheureusement, en fonction dont certaines personnes se comportent à notre égard, on peut aussi croire que ce caractère n’est pas aimable et ne le deviendra jamais.
- Une identité mondaine où l’on confond notre personnalité avec le rôle que nous jouons dans le monde, avec la place sociale ou la place professionnelle.
- Une identité pensée comme projet choisi en toute liberté (mais quelle liberté ?), où il n’y aurait point de nature, peut-être même très peu de culture, mais qui se résumerait finalement à l’idée que nous pourrions réaliser une sorte de création de soi par soi. Il est étrange que la position d’Emmanuel Kant qui consistait à poser l’égale dignité de chaque personne dans sa capacité de se donner une fin (un but), finisse par cette représentation prométhéenne de notre personnalité.
- Une identité d’exil, où je me découvre chaque jour différent de ce que je pensais être mais où je ne me sens jamais chez moi en moi-même, comme si j’évoluais au gré du vent, comme une coque de noix jetée sur l’océan, sans savoir où je vais, sans savoir qui je suis, et ne me sentant jamais réellement à ma place en moi-même. Comme si j’étais en moi-même dans un habit qui ne me convenait pas, comme si j’étais dans un habit trop grand pour moi ou au contraire dans un habit trop petit, trop étriqué.
- Une identité d’exode, expression utilisée par le philosophe français Emmanuel Housset, pour désigner cette identité où je me sens à l’aise avec moi-même tout en me découvrant nouveautés dans ma manière de répondre aux épreuves de la vie, aux rencontres que la vie me donne, rencontres tour à tour blessantes ou enrichissantes, et parfois même à la fois blessantes et enrichissantes. Une identité difficile à désigner à l’aide de mots, tant la vie me réserve des surprises qui viennent perturber mes projets, voire viennent les empêcher définitivement pour en faire naître de nouveaux que je n’avais absolument pas prévus. Une identité d’exode, où je me découvre comme cheminement vers une promesse heureuse dont je sais assez peu de choses tout en sentant cependant que mon style personnel est une mélodie toute différente des mélodies de chaque personne que je rencontre : mélodie toute personnelle qui peut évoluer avec le temps mais cependant être reconnue par moi et par les autres malgré les changements. Cette mélodie personnelle peut changer de rythme, peut même changer d’accompagnement, mais reste pourtant une seule et même mélodie. Elle peut s’enrichir d’autres mélodies rencontrées, mais garder quand même son unicité.
Je dirai aussi que cette dernière manière de désigner notre identité, cette identité d’exode, permet de mieux comprendre la pertinence de la distinction d’Henri Bergson entre moi fondamental et moi superficiel. Nous sommes une douce mélodie qui développe dans le temps un moi fondamental qui est une promesse à venir et à co-réaliser. Nous pouvons nous écarter pour un temps de cette douce mélodie et habiter des rôles que nous pouvons prendre pour notre personnalité alors même qu’ils ne sont que des travestissements, des déguisements voire des camisoles, pour reprendre la métaphore de l’habit. Il n’est pas simple de devenir soi-même, d’oser être soi-même, mais concevoir son identité comme une identité d’exode, c’est garder foi en notre avenir, c’est garder confiance en soi malgré les épreuves de la vie, c’est garder espérance pour nous-même. Bref, c’est savoir que nous sommes déjà une merveille des merveilles et qu’en acceptant avec prudence les surprises de la vie nous pourrons petit à petit l’épanouir.
Ce que j’aimerais vous rappeler, car j’imagine que vous en avez déjà pris conscience, c’est que nous n’y arriverons pas seuls. Sans amitié, sans amour, il est difficile d’être une merveille des merveilles qui s’épanouit au fur et à mesure que le temps passe. Et c’est là que les trahisons, les deuils sont si douloureux à vivre, si bouleversant pour notre personne, pour notre personnalité. C’est pourquoi, si nous voulons être réaliste sur cette notion d’identité d’exode, nous devons aussi parler d’identité brisée.
L’erreur fréquente de celui qui est immergé dans les vagues déferlantes de la souffrance, c’est de croire qu’il ne s’en remettra jamais, que cette brisure ne pourra jamais se cicatriser. Et pourtant, moi qui suis plus vieux que vous, malgré toutes les brisures vécues qui ont laissé des traces indélébiles et ineffaçables en moi, je puis témoigner que la cicatrisation peut se faire, et que la vie nous réserve des surprises totalement imprévisibles même après les pires trahisons, les pires souffrances du deuil, comme si finalement après les épines, des roses pouvaient à nouveau fleurir.
Ce qui nous fragilise, c’est-à-dire notre capacité à aimer, est en effet aussi ce qui nous sauve ! Je ne peux sans doute pas vous en faire la démonstration, mais je peux au moins par mon témoignage vous encourager.
Je conclurai cet article avec la chanson touchante de la chanteuse sud-coréenne IU intitulée Love Poem. J’ai en effet utilisé la métaphore de la douce mélodie pour parler du moi fondamental. Il me semblait approprié de choisir cette chanson pour illustrer cette identité d’exode qui a besoin du réconfort de l’amitié pour s’épanouir. Cette chanson est encore plus touchante quand on connaît les circonstances de sa germination. IU avait une amie très proche en la personne de la chanteuse sud-coréenne Sulli, malheureusement en raison du cyber-harcèlement qu’elle subissait, Sulli après une période dépressive a mis fin à ses jours le 14 octobre 2019, mort d’une étoile, qui finalement a poussé l’État Sud-Coréen à proposer au parlement le « Sulli’s act » visant à combattre le cyber-harcèlement. IU aurait aimé pouvoir lui chanter cette chanson avant qu’elle ne commette cet acte irréparable. Et c’est vrai que nous pouvons nous sentir particulièrement impuissant et démuni face à la dépression d’un proche ou face à son désespoir, face à la personne qui ne se croit pas assez bien telle qu’elle est alors que toutes celles qui l’aiment savent pourtant bien du fond de leur cœur qu’elle est définitivement merveille des merveilles.
IU n’est pas dupe que sa chanson est aussi une manière pour elle de croire que, malgré notre impuissance à rejoindre la souffrance de l’autre, nous pouvons encore chanter un souffle d’espérance, même si nous ne savons jamais si ce souffle sera suffisamment entendu par l’autre. Pour ceux et celles qui douteraient du caractère précieux de leur personnalité et de leur vie en raison des épreuves terribles rencontrées et qu’ils traversent peut-être encore, il me semblait bon de terminer la présentation de cette notion d’identité d’exode par ce souffle d’espérance chanté par IU.