Voici un beau texte du philosophe Jacques Maritain, extrait de son livre Court traité de l’existence et de l’existant, chap. III, 3. Même s’il faut peut-être relire plusieurs fois ce texte pour bien le comprendre, à l’heure où les média aiment tant présenter différents types d’identité de projet, il permet de ramener les personnes à plus de réalisme confiant en leur propre valeur intrinsèque.
« Objectiver c’est universaliser. Les intelligibles en lesquels un sujet s’objective pour notre esprit sont des natures universelles. C’est par rapport à l’individualité même du sujet (que l’intelligence n’est pas faite pour saisir directement), par rapport à sa subjectivité en tant même que subjectivité, en tant même qu’unique et singulière, incommunicable et inconceptualisable, et par rapport à l’expérience que lui-même en a, que l’objectivation trahit le sujet, et que connu comme objet il est injustement connu, selon une de nos remarques précédentes. Par rapport au contraire à ses structures essentielles, le sujet n’est nullement trahi quand il est rendu objet, l’objectivation qui l’universalise et qui discerne en lui des natures intelligibles le fait connaître d’une connaissance appelée sans doute à s’approfondir toujours, mais nullement injuste, elle ne fait pas tort à sa vérité, elle la rend présente à l’esprit.
Le sujet, suppôt ou personne, a une essence, une structure essentielle, il est une substance pourvue de propriétés, et qui subit et agit par l’instrumentalité de ses puissances. La personne est une substance dont une âme spirituelle est la forme substantielle et qui vit d’une vie non seulement biologique et instinctive, mais intellectuelle et volontaire. C’est une erreur très naïve de croire que la subjectivité n’a pas de structµre intelligible sous prétexte qu’elle est une profondeur inépuisable, et d’abolir en elle toute nature pour faire d’elle un gouffre absurde de pure et informe liberté.
Ces observations nous font comprendre pourquoi bien des philosophes contemporains, qui n’ont à la bouche que la personne et la subjectivité, les méconnaissent pourtant d’une façon radicale. Ils ignorent allègrement le problème métaphysique de cette subsistence dont nous avons dit quelques mots dans une section précédente. Ils ne voient pas que la personnalité, métaphysiquement considérée, étant la subsistence de l’âme spirituelle communiquée au composé humain, et mettant celui-ci en état de posséder son existence et de se parfaire librement et de se donner librement, atteste en nous la générosité ou l’expansivité d’être qui tient à l’esprit dans un esprit incarné, et qui constitue, dans les profondeurs secrètes de notre structure ontologique, une source d’unité dynamique et d’unification par le dedans.
Ils ignorent, parce que l’analyse les fatigue, en quoi consiste la vie propre de l’intelligence et en quoi consiste la vie propre de la volonté. Ils ne voient pas que parce que c’est l’esprit qui fait passer à l’homme le seuil de l’indépendance proprement dite et de l’intériorité à soi-même, la subjectivité de la personne exige comme son plus intime privilège les communications de l’intelligence et de l’amour ; ils ne voient pas qu’avant même l’exercice de la liberté de choix et pour la rendre possible le besoin le plus radical de la personne est de communiquer avec l’autre par l’union d’intelligence et avec les autres par l’union affective. Leur subjectivité n’est pas un soi, parce qu’elle est toute phénoménale.
J’ai déjà rappelé plus haut l’aphorisme de saint Thomas, que toute la racine de la liberté est constituée dans la raison. Ce qui révèle la subjectivité à elle-même ce n’est pas une rupture irrationnelle, si profonde ou si gratuite qu’elle soit, dans une coulée irrationnelle de phénomènes psychologiques et moraux, de rêves, d’automatismes, de poussées et d’images surgies de l’inconscient ; ce n’est pas non plus l’angoisse du choix, — c’est la maîtrise de soi pour le don de soi. Quand un homme a l’obscure intuition de la subjectivité, la réalité dont l’expérience envahit alors sa conscience est celle d’une totalité secrète qui se contient elle-même et son jaillissement, et qui surabonde en connaissance et en amour, et qui n’atteint que par l’amour à son suprême niveau d’existence, — l’existence comme se donnant.
Voici ce que je veux dire : la connaissance de soi-même en tant qu’elle est une analyse purement psychologique de phénomènes plus ou moins superficiels, un vagabondage à travers les images et les souvenirs, n’est, quelle que puisse être sa valeur, qu’un savoir égotiste. Mais quand elle devient ontologique, la connaissance du moi est transfigurée, impliquant alors l’intuition de l’être et la découverte de l’abîme actuel de la subjectivité. Et elle est en même temps la découverte de la générosité foncière de l’existence. La subjectivité, ce centre essentiellement dynamique, vivant et ouvert, donne et reçoit tout ensemble. Elle reçoit par l’intelligence, en surexistant en connaissance, elle donne par la volonté, en surexistant en amour, c’est-à-dire en ayant au dedans d’elle d’autres êtres comme attraits intérieurs à surabonder vers eux et se donner soi-même à eux, et en existant spirituellement à la manière d’un don. Et il est meilleur de donner que de recevoir : l’existence spirituelle d’amour est la suprême révélation de l’existence pour le moi. Le moi, étant non seulement un individu matériel, mais aussi une personne spirituelle, se possède lui-même et se tient lui-même en main, en tant qu’il est spirituel et qu’il est libre. Et à quelle fin se possède-t-il et dispose-t-il de lui-même, si ce n’est pour ce qui est meilleur, en toute vérité et absolument parlant, à savoir pour se donner lui-même ?
Ainsi arrive-t-il que lorsqu’un homme a été réellement éveillé au sens de l’être ou de l’existence, et qu’il saisit intuitivement l’obscure et vivante profondeur du moi et de la subjectivité, il expérimente, en vertu du dynamisme interne de cette intuition, que l’amour n’est pas un plaisir qui passe ou une émotion plus ou moins intense, mais la tendance radicale et la raison foncière, inscrite dans son être même, pour laquelle il est en vie.
Et par l’amour enfin est brisée cette impossibilité de connaître autrui sinon comme objet sur laquelle j’ai longuement insisté plus haut, et qui concerne en propre les sens et l’intelligence. Dire que l’union d’amour fait de l’être que nous aimons un autre nous-mêmes pour nous, c’est dire qu’elle le fait pour nous une autre subjectivité, une autre subjectivité nôtre. Dans la mesure où nous l’aimons vraiment, c’est-à-dire non pour nous, mais pour lui, et où, ce qui n’est pas toujours le cas, l’intelligence en nous, se faisant passive à l’égard de l’amour, et laissant dormir ses concepts, rend par là même l’amour moyen formel de connaissance, nous avons de l’être que nous aimons une obscure connaissance semblable à celle que nous avons de nous-mêmes, nous le connaissons dans sa subjectivité même, du moins dans une certaine mesure, par l’expérience de l’union. Et lui-même est alors, dans une certaine mesure, guéri de sa solitude ; il peut, inquiet encore, se reposer un moment dans le nid de la connaissance que nous avons de lui comme sujet. »