Avant de voir dans le détail ce sentiment très particulier que la tradition appelle ressentiment, il est bon de revenir sur la difficulté que nous pouvons éprouver à exprimer nos sentiments, nos émotions, ce que les anciens appelaient nos passions. Je vous mets le contenu de cet article au format imprimable : expression-sentiments.
Bien concevoir sa personnalité
Pour bien comprendre où se situe la difficulté de l’expression de ses sentiments, il peut être utile avec un texte de Jacques Maritain que je viens de vous distribuer, de réfléchir à la nature de notre personnalité. Nous avons déjà vu rapidement par l’intermédiaire de la notion d’identité personnelle qu’il y avait déjà plusieurs manières de se représenter notre propre identité. À l’intérieur de chacune de ses manières, il est possible de distinguer avec Jacques Maritain ce qui relève de notre nature humaine, c’est-à-dire ce que nous avons en commun avec les autres hommes, et ce qui relève de notre singularité propre, c’est-à-dire ce qui nous différencie des autres.
Ce que montre Jacques Maritain, c’est que beaucoup de penseurs oublient les points communs que partagent les hommes entre eux. Ils se focalisent trop sur la spécificité des sentiments de chacun en oubliant que la capacité à éprouver des sentiments fait partie de notre nature humaine. C’est pourquoi, il est bon de garder en mémoire les puissances de l’âme que nous avons déjà vues, ainsi que la classification des passions de l’âme que Thomas d’Aquin nous donne. Une bonne compréhension de notre nature humaine, loin de trahir notre personnalité propre permet au contraire d’en saisir ce qui peut en être compris. Bien que nous restions un mystère pour nous même, tant il est difficile de bien comprendre pourquoi nous réagissons de cette manière là plutôt qu’une autre, il n’en reste pas moins que nous pouvons utiliser notre intelligence afin de mieux nous comprendre. Et, même si nous ne réussirons jamais à tout comprendre en nous, nous pouvons néanmoins commencer à mieux nous comprendre en découvrant, grâce aux penseurs qui nous ont précédés, les caractéristiques de notre nature humaine commune.
Il est vrai que nous faisons l’expérience du caractère unique de nos émotions, de nos sentiments, bref de ce que les anciens nomment passions. Mais cette coloration personnelle de nos passions qui est fonction de notre identité personnelle, de notre histoire personnelle, et du contexte humain dans lequel nous nous trouvons, contexte évidemment différent des personnes que nous côtoyons, vient colorer une nature commune déjà donnée.
Partager ses sentiments
Il est certainement difficile de se sentir complètement rejoint par une autre personne en ce qui concerne nos passions, nos sentiments ou nos émotions. Elle peut sans doute comprendre la part commune de nos passions en tant qu’elle est aussi un être humain, mais il lui sera sans doute difficile de comprendre ce qui relève de notre identité personnelle, de notre histoire personnelle et de notre propre contexte humain. Cette part commune peut sans doute être partagée, d’abord par la seule expression mimique qui peut être saisie de manière quasi immédiate grâce à nos neurones miroirs, puis par les paroles que nous pouvons lui exprimer.
Certes, il n’est pas toujours facile d’interpréter correctement les mimiques du visage d’une personne, et ce n’est certes pas parce qu’une femme regarde attentivement un homme qu’il doit en déduire qu’elle éprouve du désir pour lui. On voit bien alors que sans un vrai dialogue, il peut s’avérer prétentieux de croire comprendre l’autre, même en ce qui concerne notre part commune. Le dialogue peut alors sembler la meilleure solution pour partager ses passions, ses sentiments ou ses émotions. Cependant, cela demande déjà de bien connaître les mots qui désignent les différentes passions ainsi que leurs définitions. Communiquer, c’est en effet partager ce que nous avons en commun. Mais pour partager ce commun, il faut déjà être capable de l’identifier en soi. Cela demande une certaine connaissance de soi. C’est pourquoi il est si important de déjà bien connaître notre nature humaine.
Par ailleurs, comme nous montre le philosophe français Emmanuel Lévinas, il est facile de confondre faux dialogue et vrai dialogue. Vous trouverez des précisions à ce sujet dans mon cours sur autrui que je faisais par le passé aux terminales littéraires. De plus, en supposant que nous soyons capables d’être dans de vrais dialogues avec les autres, encore faut-il comprendre que nous pouvons ne pas avoir les mêmes canaux de communication pour dire que nous les aimons. C’est ce qu’a montré le pasteur américain Gary Chapman en mettant en évidence qu’il existait 5 langages de l’amour.
Enfin, il faut reconnaître que l’ampleur des passions qui nous traversent ne permet pas toujours de les exprimer correctement. Nous pouvons avoir du mal à trouver les mots pour les décrire, et parfois même, elles sont trop fortes pour que nous puissions les dire tant elles nous bouleversent. Nous pouvons avoir peur, par exemple, de dire l’ampleur de notre désespoir à un de nos proches. C’est pourquoi, parler de dialogue demande quelque part de parler de la vertu de tempérance, cette vertu qui peu à peu nous aide à apprivoiser nos émotions. Il faut parfois du temps pour accepter de se livrer à une autre personne de ce qui nous tracasse tant nous avons du mal à réguler notre processus émotionnel, et tant nous avons peur aussi d’être jugés.
La difficulté de dire notre singularité
À côté de cette part commune que nous partageons avec notre interlocuteur en tant que nous sommes deux êtres humains, il y a aussi notre identité personnelle, unique et en partie ineffable. S’il est facile de partager une part commune avec une autre personne, il peut sembler difficile de partager cette part qui n’appartient qu’à nous et que l’autre ne possède pas et ne pourra jamais posséder. Comment un autre humain pourrait-il saisir une part qu’il ne peut pas prendre ? Comment pourrions-nous lui transmettre la coloration de la peur qui est la nôtre ? Car s’il peut comprendre le caractère général de la peur en tant qu’il est aussi un être humain, comment pourrait-il comprendre notre peur ? Déjà, sommes-nous sûr de bien comprendre notre peur nous-même ?
On voit bien ici qu’il peut s’avérer difficile d’exprimer notre singularité sentimentale à l’aide de mots. Cela ne veut pas forcément dire qu’il serait impossible d’en dire quelque chose mais cela veut dire qu’il est difficile de désigner avec des mots communs des réalités qui sont les nôtres et qui par nature ne sont justement pas communes. Nous pouvons néanmoins chercher à nous faire mieux comprendre de l’autre en osant lui faire découvrir notre histoire personnelle, notre contexte humain personnel, même s’il sera sans doute difficile de décrire avec des mots notre identité personnelle. Cependant, ces confidences demandent une grande confiance en la personne avec qui nous dialoguons. Cela demande aussi de sa part une réelle bienveillance, et une grande délicatesse. Cette confiance, cette bienveillance et cette délicatesse ne se présentent pas toujours ensemble. C’est peut-être pourquoi nous nous présentons souvent aux autres avec un moi superficiel plutôt qu’avec notre moi profond.
Par l’amour l’impossibilité de connaître autrui est brisée
Jacques Maritain va plus loin en indiquant que l’amour véritable nous permet de rejoindre pour un moment l’autre dans ce qu’il vit. Cela dépasse notre intelligence et cela ne se produit que lorsque notre intelligence, « se faisant passive à l’égard de l’amour », accueille ce que l’amour lui enseigne. Ici, il s’agit de l’amour véritable c’est-à-dire de la charité et non de l’émotion d’amour, non de la passion amoureuse. C’est sans doute un au-delà des mots, une sorte d’union des âmes par l’amour. Je vous remets ici l’extrait du texte cité plus haut :
« Ainsi arrive-t-il que lorsqu’un homme a été réellement éveillé au sens de l’être ou de l’existence, et qu’il saisit intuitivement l’obscure et vivante profondeur du moi et de la subjectivité, il expérimente, en vertu du dynamisme interne de cette intuition, que l’amour n’est pas un plaisir qui passe ou une émotion plus ou moins intense, mais la tendance radicale et la raison foncière, inscrite dans son être même, pour laquelle il est en vie.
Et par l’amour enfin est brisée cette impossibilité de connaître autrui sinon comme objet sur laquelle j’ai longuement insisté plus haut, et qui concerne en propre les sens et l’intelligence. Dire que l’union d’amour fait de l’être que nous aimons un autre nous-mêmes pour nous, c’est dire qu’elle le fait pour nous une autre subjectivité, une autre subjectivité nôtre. Dans la mesure où nous l’aimons vraiment, c’est-à-dire non pour nous, mais pour lui, et où, ce qui n’est pas toujours le cas, l’intelligence en nous, se faisant passive à l’égard de l’amour, et laissant dormir ses concepts, rend par là même l’amour moyen formel de connaissance, nous avons de l’être que nous aimons une obscure connaissance semblable à celle que nous avons de nous-mêmes, nous le connaissons dans sa subjectivité même, du moins dans une certaine mesure, par l’expérience de l’union. Et lui-même est alors, dans une certaine mesure, guéri de sa solitude ; il peut, inquiet encore, se reposer un moment dans le nid de la connaissance que nous avons de lui comme sujet. »
L’art, un moyen d’exprimer l’ineffable ?
Au-delà des mots existe aussi les différents arts. Que ce soit la peinture, le cinéma, le théâtre, le roman, la poésie, la danse, la photographie, la musique ou même la chanson (alliance de la poésie et de la musique), il est parfois plus facile d’exprimer ses sentiments par l’intermédiaire de l’art plutôt que par l’intermédiaire de la simple parole. Cela ouvre à la conception de l’art comme langage émotionnel à côté des langages plus conceptuels. Certaines formes d’art qui associent la parole à la musique ou à la mise en scène imagée, arrivent peut-être à concilier l’expression de la nature commune à l’expression de notre identité personnelle, tant il est vrai que peu à peu, en prenant l’habitude de suivre l’œuvre d’un artiste, on reconnaît sa spécificité propre.
Avant d’en reparler dans un cours sur l’art, je vous mets ci-après quelques exemples musicaux.