La conception dialogique du moi mise en lumière par Emmanuel LEVINAS prend son origine dans la transcendance de l’Autre. Autrui est celui qui est à l’origine de la mise en question de mon pouvoir de pouvoir qui me pousse à répondre de son altérité. Je me découvre moi-même dans cette réponse. C’est pourquoi, il me semblait important de vous faire connaître ce texte extrait de Totalité et Infini où Emmanuel Levinas approfondi la notion de visage et l’impact que le visage a sur nous-mêmes. Le voici sous format pdf : Visage et éthique.
« Le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l’expression, le sensible, encore saisissable se mue en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l’ouverture d’une dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise ne se produit pas comme une résistance insurmontable comme dureté du rocher contre lequel l’effort de la main se brise, comme l’éloignement d’une étoile dans l’immensité de l’espace. L’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore chose parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fut-il jouissance ou connaissance. »
Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini, pp. 215-216.
Le texte se poursuit par un paragraphe plus complexe qui permet de mieux comprendre pourquoi le meurtre d’un être humain n’a rien à voir avec la chasse. « Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer ».
« Et cependant cette nouvelle dimension s’ouvre dans l’apparence sensible du visage. L’ouverture permanente des contours de sa forme dans l’expression emprisonne dans une caricature cette ouverture qui fait éclater la forme. Le visage à la limite de la sainteté et de la caricature s’offre donc encore dans un sens à des pouvoirs. Dans un sens seulement : la profondeur qui s’ouvre dans cette sensibilité modifie la nature même du pouvoir qui ne peut dès lors plus prendre, mais peut tuer. Le meurtre vise encore une donnée sensible et cependant il se trouve devant une donnée dont l’être ne saurait pas se suspendre par une appropriation. Il se trouve devant une donnée absolument neutralisable. La « négation » effectuée par l’appropriation et l’usage reste toujours partielle. La prise qui conteste l’indépendance de la chose la conserve « pour moi ». Ni la destruction des choses, ni la chasse, ni l’extermination des vivants — ne visent le visage qui n’est pas du monde. Elles relèvent encore du travail, ont une finalité et répondent à un besoin. Le meurtre seul prétend à la négation totale. La négation du travail et de l’usage, comme la négation de la représentation — effectuent une prise ou une compréhension, reposent sur l’affirmation ou la visent, peuvent. Tuer n’est pas dominer mais anéantir, renoncer absolument à la compréhension. Le meurtre exerce un pouvoir sur ce qui échappe au pouvoir. Encore pouvoir, car le visage s’exprime dans le sensible, mais déjà impuissance, parce que le visage déchire le sensible. L’altérité qui s’exprime dans le visage fournit l’unique « matière » possible à la négation totale. Je ne peux vouloir tuer qu’un étant absolument indépendant, celui qui dépasse infiniment mes pouvoirs et qui par là ne s’y oppose pas, mais paralyse le pouvoir même de pouvoir. Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. »
Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini, p. 216.
Emmanuel LEVINAS précise ensuite qu’il a bien conscience que la résistance d’Autrui à mon pouvoir, n’a rien à voir avec la grandeur d’un obstacle, puisque la banalité du meurtre est trop visible dans l’histoire humaine pour envisager cette possibilité. Il précise donc un peu plus loin :
« Autrui qui peut souverainement me dire non, s’offre à la pointe de l’épée ou à la balle du revolver et toute la dureté inébranlable de son « pour soi » avec non intransigeant qu’il oppose, s’efface du fait que l’épée ou la balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son cœur. Dans la contexture du monde il n’est quasi rien. Mais il peut m’opposer une lutte, c’est-à-dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais l’imprévisibilité même de sa réaction. Il m’oppose ainsi non pas une force plus grande — une énergie évaluable et se présentant par conséquent comme si elle faisait partie d’un tout — mais la transcendance même de son être par rapport à ce tout ; non pas un superlatif quelconque de puissance, mais précisément l’infini de sa transcendance. Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, et son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : « tu ne commettras pas de meurtre ». L’infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d’autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture absolue du Transcendant. Il y a là une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec quelque chose d’absolument Autre : la résistance de ce qui n’a pas de résistance — la résistance éthique. »
Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini, p. 217.