La conception égologique du moi aboutit de manière paradoxale, elle qui partait d’un amour de soi apparemment narcissique, à l’amour de formes vides de soi. L’une des manifestations de cette nouvelle forme de narcissisme, le narcissisme négatif, est particulièrement bien mise en évidence par le philosophe Byung-Chul Han, dans son livre Sauvons le beau, l’esthétique à l’ère du numérique quand il analyse le selfie, pp. 24-25. Voici le texte au format pdf : Le selfie.
« Lors du gros plan, sur un visage, l’arrière-plan s’estompe, le monde disparaît. L’esthétique du close-up est le reflet d’une société qui est elle-même devenue une société du close-up. Le visage apparaît comme prisonnier de lui-même, autoréférentiel. Il n’est plus orienté vers le monde. C’est-à-dire qu’il n’est plus expressif. Ce visage vide, sans expression, est exactement ce que capture le selfie. La manie du selfie renvoie à la vacuité intérieure du moi. De nos jours, le moi possède très peu de formes d’expression stables auxquelles il pourrait s’identifier et qui seraient susceptibles de lui conférer une identité déterminée. Aujourd’hui, plus rien ne dure. Cette inconstance se répercute aussi sur le moi et le déstabilise, le désoriente. C’est précisément cette incertitude, cette peur pour soi qui conduit à la manie du selfie, où le moi tourne à vide et ne parvient jamais à s’apaiser. Face à cette vacuité intérieure, le sujet du selfie tente de faire l’intéressant. Les selfies sont autant de formes vides de soi. Ils reproduisent du vide. Ce n’est pas un amour de soi narcissique ni un élan de vanité mais bien un vide intérieur qui déclenche la manie du selfie. Nous n’avons pas affaire ici à un moi stable et narcissique qui serait épris de lui-même. Il s’agit là bien davantage d’un narcissisme négatif. »
« Avec le gros plan, le visage est lissé, réduit à une face. Or la face n’a ni profondeur ni relief. Elle est lisse, justement, et dépourvue d’intériorité. Face signifie façade (du latin facies). Pour l’exposition de la face comme façade, la profondeur de champ n’est nullement requise. Celle-ci pourrait d’ailleurs endommager la façade. Donc le diaphragme est grand ouvert. Cette large ouverture du diaphragme supprime toute profondeur, toute intériorité, tout regard. Elle rend la face obscène, pornographique. L’intentionnalité de l’exposition détruit toute retenue, constitutive de l’intériorité du regard : “En fait, il ne regarde rien ; il retient vers le dedans son amour et sa peur ; c’est cela, le Regard1.” La face qui s’expose est sans regard.
- Roland Barthes, La chambre claire, Cahier du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 175. ↩