La conception du moi qui prend naissance avec René Descartes, aboutit paradoxalement, car ce n’était pas le projet de Descartes, à une conception égologique du moi. Dans son livre, Psychopolitique, le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, le philosophe Byung-Chul Han montre que le passage du sujet au projet, au Moi-projet, conduit non pas à la libération du moi mais au pire esclavage qui soit : « C’est un esclave absolu dans la mesure où, esclave sans maître, il s’exploite volontairement. » Voyons ce qu’il dit précisément dans les premières pages de son livre (pp. 9-13). Je mets comme titre suivant celui qui est choisi par l’auteur lui-même, et je mets l’intégralité du texte qui constitue son chapitre. J’espère que je vous inciterai ainsi à lire son livre. Voici le texte au format pdf : Entrepreneur de soi.
L’exploitation de la liberté
« La liberté aura été un épisode. « Épisode » signifie « intermède ». Le sentiment de liberté apparaît quand on passe d’une forme de vie à une autre et dure le temps que celle-ce se révèle contraignante à son tour. Ainsi la libération est-elle suivie d’un nouvel asservissement. Tel est le destin du sujet, terme qui signifie littéralement un état de soumission.
Aujourd’hui, nous croyons être, non pas un sujet asservi, mais un libre projet qui se repense et se réinvente sans cesse. Ce passage du sujet au projet s’accompagne d’un sentiment de liberté. Or, ce projet se révèle lui-même comme une figure de la contrainte, et même comme une forme plus efficace de subjectivation et d’asservissement. Le Moi-projet, croyant s’être affranchi des contraintes externes et étrangères, se soumet à présent à des contraintes, internes et auto-imposées qui se traduisent par un besoin compulsif de performance et d’optimisation.
Nous vivons une phase historique singulière, où la liberté même est créatrice de contîntes. La liberté du pouvoir-faire engendre même davantage de contraintes que le devoir-faire disciplinaire avec ses commandements et ses interdictions. Il y a une limite au devoir moral ; en revanche, il n’y en a aucune à la capacité concrète de faire. La contrainte qui découle du faisable est donc illimitée. Nous nous trouvons ainsi dans une situation paradoxale. La liberté est proprement l’opposé de la contrainte. Être libre, c’est être libre de contraintes. Or, cette liberté, par définition exclusive de la contrainte, engendre elle-même des contraintes. Les maladies psychiques telles que la dépression ou le burnout manifestent une crise profonde de la liberté. Ce sont des symptômes pathologiques indiquant qu’un peu partout la liberté est en train de se changer rapidement en contrainte.
Le sujet performant, qui s’imagine être libre, est réalité un esclave. C’est un esclave absolu dans la mesure où, esclave sans maître, il s’exploite volontairement. Nul maître ne se dresse face à lui pour l’obliger à travailler. Il absolutise la vie nue et travaille. La vie nue et le travail sont les deux faces de la même médaille. L’idéal de la vie nue, c’est la santé. L’esclave néolibéral ignore la souveraineté, la liberté de ce maître qui d’après la dialectique hégélienne, ne travaille pas et ne fait que jouir de la vie. La souveraineté du maître consiste en ceci, qu’il s’élève au-dessus de la vie nue en acceptant jusqu’au risque de mort. Cet excès, cette manière excessive de vivre et de jouir de la vie, est ignoré de l’esclave qui travaille et ne se préoccupe que de la vie nue. À l’encontre de ce que supposait Hegel, le travail ne libère pas l’esclave. Celui-ci reste l’esclave du travail. L’esclave de Hegel contraint le maître à travailler lui aussi. La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave conduit au totalitarisme du travail.
En tant qu’entrepreneur de lui-même, le sujet néo-libéral n’est pas capable d’avoir avec autrui des rapports désintéressés : il ne se forme pas non plus d’amitiés désintéressées en centre chefs d’entreprises. Mais en allemand, frei sein (être libre) signifie originellement bei Freunden sein (être auprès d’amis). Freiheit (liberté) et Freund (ami) ont la même racine germanique. Fondamentalement, la liberté est relation. On ne se sent véritablement libre que dans une relation réussie, dans le bonheur d’être ensemble avec avec d’autres. L’isolement total auquel conduit le néolibéralisme ne nous rend pas précisément libres. La question se pose donc aujourd’hui de savoir si nous ne devons pas redéfinir, réinventer la liberté pour échapper à la dialectique fatale qui la change en contrainte.
Le néolibéralisme est un système très efficace, et même très intelligent, pour exploiter la liberté elle-même. Tout est exploité ce qui appartient aux pratiques et aux expressions de la liberté, ainsi l’émotion, le jeu, la communication. Il n’est pas efficace d’exploiter quelqu’un contre son gré. L’exploitation imposée par une contrainte extérieure est très peu rentable. C’est l’exploitation de la liberté qui rapporte le plus.
Il est intéressant de noter que Marx définit lui aussi la liberté à partir du rapport réussi à autrui : « C’est seulement dans la communauté [avec d’autres que chaque] individu a les moyens de développer ses facultés dans toutes les directions ; c’est donc seulement dans la communauté que la liberté personnelle est possible1 ». Être libre ne signifie alors rien d’autre que s’accomplir en commun. La liberté est un synonyme de la communauté qui réussit.
La liberté individuelle représente pour Marx une ruse sournoise du capital. La « libre concurrence », qui repose sur l’idée de la liberté individuelle, n’est que la « relation du capital à lui-même en tant qu’autre capital, c’est-à-dire le comportement réel du capital en tant que capital2 ». Le capital se reproduit par relation à lui-même comme à un autre capital grâce à la libre concurrence. Il copule avec son autre lui-même grâce à la liberté individuelle. Tandis qu’on se fait librement concurrence les uns aux autres, le capital s’accroît. La liberté individuelle est un esclavage dans la mesure où elle est récupérée par le capital pour son propre accroissement. Le capital exploite donc la liberté de l’individu pour se reproduire : « Ce ne sont pas les individus qui libère la libre concurrence, mais le capital3 ».
C’est au moyen de la liberté individuelle que se réalise la liberté du capital. L’individu libre se trouve ainsi rabaissé au rang d’organe sexuel du capital. La liberté individuelle confère au capital une subjectivité « automatique » qui le pousse à se reproduire activement. C’est ainsi qu’il ne cesse de « faire des petits4 ». La liberté individuelle qui revêt aujourd’hui une forme excessive n’est en fin de compte rien d’autre que l’excès du capital lui-même. »