Peter Kreeft rappelle que la tradition philosophique a montré qu’il existait cinq choses qui ne pouvaient pas véritablement être définies. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de dire des choses utiles ou vraies sur ces 5 choses. Mais plutôt qu’il est impossible de leur donner une définition essentielle, qu’il est impossible de réussir à bien les délimiter. Vous trouverez une version PDF de cet article ici : Les limites de la définition.
L’infini ne peut pas être défini
Ce qui est infini ne peut pas être défini car une définition, c’est la délimitation d’une chose. Or justement, une chose infinie, c’est quelque chose qui n’a pas de limite, qui ne peut pas être délimitée. La seule définition possible pour quelque chose d’infini, c’est une définition négative, c’est-à-dire une définition qui dit ce que la chose n’est pas. Ainsi, l’éternité veut dire qu’il n’y a pas de temps en ce sens que la chose éternelle est hors du temps, en revanche définir positivement l’éternité nous est impossible, même si analogiquement on peut parler d’un éternel présent (mais parler de l’éternité comme d’un éternel présent, revient à faire une définition circulaire, ce qu’il faut évidemment éviter).
De même, il est impossible de définir Dieu si Dieu est un être infini ou l’être infini. En revanche, il serait possible de définir des dieux finis s’ils existaient, comme les dieux de l’Olympe.
Dès que l’on essaie de parler de Dieu, au sens chrétien du terme (ou au sens juif, ou au sens musulman), nous ne pouvons dire de lui que ce qu’il n’est pas, ou que ce que nous pouvons dire de lui analogiquement. Un chrétien peut dire que Dieu est comme un père, mais cela ne veut évidemment pas dire qu’il est père au sens humain du terme. L’analogie n’est pas une définition. C’est une égalité de rapports, non une délimitation de la chose visée.
On pourrait dire avec les chrétiens que Dieu est comme un père pour nous, ce qui veut dire : de même que l’homme est capable de comprendre ce qu’est un père pour lui, de même il peut comprendre que Dieu est comme un père pour lui. Bien évidemment, ce n’est pas une description de ce que Dieu est, c’est plutôt une indication qui permet à l’homme de mieux comprendre sa relation à Dieu. Cela ne nous dit évidemment pas si le Dieu des chrétiens existe, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que lorsque les chrétiens disent que Dieu est leur père, ils ne sont pas idiots au point de croire qu’il est leur père biologique. De même, ils ne sont pas idiots, comme le pensait notre cher Sigmund Freud, au point de croire que le Dieu auquel ils croient est le fruit de leur imagination ayant projeté dans le ciel de leurs idées un père idéalisé pour remplacer leur père réel toujours décevant. Il faut vraiment n’avoir jamais pris le temps de parler avec un chrétien pour croire que le fruit de leur imagination peut être comparé à ce qu’ils appellent « avoir la foi ». Les chrétiens savent très bien que l’imagination peut produire des choses fantaisistes. La foi n’est pas la crédulité, la foi, c’est l’assentiment de l’intelligence après le travail de doute. C’est la confiance en des vérités qui dépassent l’intelligence humaine parce qu’elles ont été reçues d’une personne qui dépasse la médiocrité humaine, le Christ, la deuxième Personne de la Trinité pour les chrétiens.
Les individus ne peuvent pas être définis
Les individus ne peuvent pas être définis par une définition essentielle, c’est seulement leur espèce qui peut être définie. Il me semble cependant qu’il y a une petite confusion possible à la lecture de ce que dit Peter Kreeft quand il précise qu’il n’y a pas de différence spécifique qui distingue un individu d’un autre. À la fois, il a raison de le dire puisque spécifique, c’est l’adjectif qui correspond à espèce. Cependant en philosophie contemporaine, entre autres avec les travaux du philosophe français Emmanuel Housset, il est tout à fait possible de parler de différence personnelle. Le concept de différence personnelle désigne justement ce qui permet de distinguer une personne d’une autre personne. Alors, certes, ce n’est pas une différence spécifique, mais cela peut cependant être une différence extraordinaire.
Précisons que cette notion de différence personnelle ne veut pas dire qu’il est possible pour l’homme de la connaître par le moyen de concepts, mais là encore ce serait faire une erreur logique que de confondre la connaissance de cette différence personnelle avec son existence. La notion de différence personnelle n’est pas une définition stipulative, c’est bien une appellation qui vise une chose réelle, c’est donc une définition indicative. Nous avons donc là une neuvième sorte de définition. Cependant, même si nous pouvons « corriger » un peu ce que dit Peter Kreeft, il faut reconnaître avec lui qu’il nous est impossible de définir pleinement un individu, ou une personne, car même si nous pouvons utiliser correctement l’expression différence personnelle, nous sommes incapables de la définir avec des concepts : la personnalité d’une personne est trop riche pour être fidèlement définie avec quelques concepts. Il a donc raison de dire qu’il est impossible pour l’homme de donner une définition essentielle d’un individu ou d’une personne.
En revanche, il est possible de préciser des caractéristiques propres à la personne pour la distinguer des autres personnes, soit par des accidents qu’elle possède actuellement, soit par des propriétés qui lui appartiennent en propre. Pour réussir à bien faire la distinction entre les personnes, il faut un nombre suffisant de propriétés ou d’accidents. Il est donc possible d’avoir une définition distincte d’une personne même si elle ne sera jamais claire et distincte. Nous connaissons une personne toujours dans un halo de méconnaissance, comme aimait à nous le dire Jacques Maritain, même si, par l’amour que nous éprouvons pour elle, nous pouvons spirituellement la reconnaître en sa personnalité propre.
Les summa genera, les genres les plus hauts ne sont pas définissables
La tradition appelle summa genera, les genres les plus hauts qui nous servent à classer les choses de la réalité. On parle aussi de catégories ou de prédicaments. La tradition philosophique avec Aristote en distingue dix : la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position (ou situation ou posture), la possession (ou habitus), l’action, la passion. Comme ces genres sont les plus hauts, il nous est impossible de leur donner une définition essentielle puisque pour pouvoir le faire, il faudrait trouver un genre plus générique qu’eux-mêmes.
L’Être ne peut pas être défini
La notion d’Être étant la notion la plus générale qui soit, il est impossible de lui trouver un genre supérieur pour la définir. Ce qui vaut pour les dix prédicaments, vaut évidemment encore plus pour l’Être.
Les transcendantaux ne peuvent pas être définis
On appelle « transcendantaux », dans la philosophie de Thomas d’Aquin, les propriétés absolument universelles de tous les êtres. Il y a donc l’être d’abord. Ensuite, tout être possède 5 ou 6 propriétés essentielles (nous mettons le nom latin avant de donner la description en français) :
- Res, être une chose avec une essence déterminée ;
- Unum, être une unité substantielle (le fait d’être un tout unifié) ;
- Aliquid, être quelque chose qui se distingue des autres choses, être unique ;
- Verum, être vrai, c’est-à-dire intelligible par l’intellect (c’est pourquoi on parle avec le philosophe Pierre Rousselot de l’intellectualisme de Saint Thomas) ;
- Bonum, être un bien ;
- Pulchrum, être est beau (pour Jacques Maritain le beau est la splendeur du bien et du vrai réunis).
Ces transcendantaux peuvent être décrits, nous pouvons en parler et dire des choses intéressantes à leur sujet, mais ils ne peuvent pas être définis. En effet, ils sont tellement génériques qu’il est, là encore, impossible de trouver un genre plus général qu’eux pour produire une définition essentielle.