Nous continuons notre aventure qui consiste à découvrir le fonctionnement de notre intelligence en suivant principalement Peter Kreeft et son livre Socratic Logic. Il aborde le troisième acte de l’intelligence de la page 186 à la page 335. Autant dire que c’est une gageure de synthétiser ce qu’il dit en un seul article ! Je vais essayer de présenter l’essentiel pour jeter les bases de vos recherches futures. Dans les semaines à venir, il est probable que je rédige de nouveaux articles pour approfondir les notions que nous aurons laissées sans développement ici. Pour comprendre cet article, il est nécessaire d’avoir bien maîtrisé les cours sur la compréhension et sur le jugement. Vous trouverez cet article au format PDF ici : Le raisonnement.
Que veut dire le mot « raison » ?
Dans l’expression « l’homme est un animal rationnel », le sens courant du mot « rationnel » est très vaste. Il inclut la sagesse, l’intuition, la compréhension de la nature ou de l’essence d’une chose, c’est-à-dire le premier acte de l’intelligence, la connaissance de soi, la conscience morale (la conscience du bien et du mal), l’appréciation de la beauté, ainsi que le raisonnement et le calcul rationnel, c’est-à-dire le troisième acte de l’intelligence. Peter Kreeft reprend alors une distinction classique chère à Thomas d’Aquin qui permet de situer la rationalité humaine entre l’intelligence des Anges et la cogitative des animaux (le mot cogitative est utilisé par Thomas d’Aquin pour parler de l’intelligence animale). On trouve cette distinction classique par exemple dans le livre II de La Somme contre les Gentils de Thomas d’Aquin avec des développements divers dans les chapitres 68, 73 et 76.
Peter Kreeft précise que la raison humaine possède à la fois une faiblesse et une force qui lui sont propres. En comparaison avec les Anges (les purs esprits), nous sommes de lents insectes rampants car nous obtenons toutes les données, qui serviront de base à notre connaissance, à partir de nos cinq sens, ce qui demande beaucoup d’effort et d’attention pour l’exercice de nos facultés d’observation et de mémorisation. Puis, en procédant lentement, étape par étape, nous déduisons ou nous induisons une connaissance d’une autre. Que ce soit dans la déduction ou l’induction, notre connaissance rationnelle est indirecte. Elle dépend à la fois de l’expérience sensible et des connaissances précédemment accumulées. Les Anges, par contraste, possèdent quelque chose comme une télépathie mentale directe avec l’esprit de Dieu, ou au moins avec les essences des choses telles que Dieu lui-même les connaît, immédiatement et intuitivement. Il précise qu’il s’appuie ici sur la définition d’un ange, que les anges existent ou non, qu’il y ait de bonnes raisons de croire en leur existence ou non, et que ces raisons soient suffisantes ou non pour prouver leur existence. Il n’est pas question ici de savoir si les Anges existent ou si même Dieu existe, cependant, l’utilisation du concept d’ange permet de mieux comprendre la nature de la raison humaine en fournissant un contraste éclairant.
D’un autre côté, l’esprit humain possède un pouvoir remarquable comparé à la meilleure cogitative animale. La raison humaine dépasse la cogitative animale au moins de trois manières :
- Bien que toutes les connaissances humaines commencent avec l’expérience, nous pouvons obtenir des connaissances au-delà de l’expérience, et cela avec une réelle certitude, grâce au raisonnement déductif. Les mathématiques utilisent régulièrement cette spécificité de l’intelligence humaine.
- Nous pouvons connaître non seulement des vérités particulières mais des vérités universelles comme « [latex]2+2=4[/latex] » ou « tous les hommes sont mortels ». Ce deuxième pouvoir présuppose le premier, le pouvoir de connaître au-delà de l’expérience, car l’expérience ne nous présente jamais des universaux, seulement des cas particuliers. Nous pouvons connaître des universaux en les abstrayant de nos expériences particulières, par exemple, la nature humaine à partir des êtres humains rencontrés, ou la vie, à partir des êtres vivants rencontrés.
- Nous pouvons connaître des vérités nécessaires et immuables ; nous pouvons savoir non seulement que telle ou telle chose peut être ainsi, mais aussi qu’une chose doit nécessairement et toujours être ainsi. Si A est B et B est C, alors A doit nécessairement être C. L’universalité diffère de la nécessité. Pour comprendre la différence, nous pouvons prendre l’exemple suivant. Tous les enfants ont une mère génitrice, mais cette vérité n’est pas forcément nécessaire, car le clonage et l’exogénèse permettront peut-être de faire naître les enfants d’une autre manière. En revanche, la connaissance « la somme des angles d’un triangle euclidien est égale à 180 degrés » est non seulement universelle mais aussi nécessaire et immuable.
Les fondements du syllogisme
Le pouvoir de déduction qui nous permet d’obtenir une connaissance certaine et qui s’exprime dans un syllogisme aussi classique que « Tous les hommes sont mortels et Socrate est un homme, donc Socrate est mortel », vient de la vérité nécessaire et évidente des principes suivants :
- Tout ce qui est universellement vrai pour un sujet doit être vrai pour chacun des éléments contenus sous ce sujet. Cela veut dire que si x est vrai pour toute la classe désignée par le sujet, alors x doit être vrai pour chacun des éléments de cette classe. En latin, nous appelons ce principe : dictum de omni.
- Tout ce qui est faux universellement pour un sujet doit être faux pour chacun des éléments contenus sous ce sujet. Cela veut dire que si x est faux pour toute la classe désignée par le sujet, alors x doit être faux pour chacun des éléments de cette classe. En latin, nous appelons ce principe : dictum de nullo.
- Si deux choses sont identiques à une troisième et même chose alors elles doivent être identiques l’une à l’autre. Car cette « troisième chose » est le « moyen terme », le terme commun à partir duquel les autres choses sont reliées. Dans l’exemple classique ci-dessus, « Socrate » et « mortel » sont tous les deux mis en relation avec un troisième terme commun, ou « moyen terme », « homme ». Si tous les hommes sont mortels et Socrate est un homme, alors Socrate doit être mortel.
- Le corollaire négatif du troisième principe énonce que si nous avons deux choses dont l’une est identique à une troisième mais que l’autre ne l’est pas, alors ces deux choses ne sont pas identiques. Dans le syllogisme « Aucun homme n’est un ange, et Socrate est un homme, donc Socrate n’est pas un ange », « Socrate » et « ange » sont tous les deux mis en relation avec le troisième terme commun, ou « moyen terme », « homme ».
- Les principes 3 et 4, à leur tour, présupposent le principe d’identité (« une chose est ce qu’elle est »).
- Et le corollaire négatif du principe d’identité est le principe de non-contradiction (« une chose n’est pas ce qu’elle n’est pas, x n’est pas non x »).
- Finalement, tout cela présuppose qu’une chose est soit x soit non x. Un prédicat doit être soit affirmé soit nié du sujet concerné, il n’y a pas de troisième possibilité. C’est ce qu’on appelle le principe du tiers-exclu. Tous ces principes, et particulièrement le dernier, présupposent que les termes ne sont pas ambigus ou confus.
Raisonnement et argumentation
Grâce à Jacques Maritain et son livre Éléments de philosophie, tome II, l’ordre des concepts, nous pouvons distinguer le raisonnement de l’argumentation. Le raisonnement, c’est le troisième acte de l’intelligence comme le titre de cet article l’indique. Voici la définition précise que Jacques Maritain en donne : c’est « l’acte par lequel l’esprit, au moyen de ce qu’il connaît déjà, acquiert une connaissance nouvelle ». Il ajoute : « Raisonner c’est passer d’une chose intellectuellement saisie à une autre chose intellectuellement saisie grâce à la première, et s’avancer ainsi de proposition en proposition afin de connaître la vérité intelligible »1.
Un peu plus loin, il nous précise que le mot raisonnement a malheureusement plusieurs sens en français. Il peut donc être assez facilement confondu avec la notion d’argumentation. Il est vrai qu’il peut à la fois désigner, dans notre langue, le troisième acte de notre intelligence et le produit de cet acte. Il est préférable cependant, pour gagner en clarté, de distinguer l’acte de notre intelligence, que l’on désigne alors par le mot raisonnement et le produit de cet acte dans notre esprit que l’on désigne alors plus précisément par le mot argumentation. Ainsi, l’argumentation est au raisonnement ce que la proposition est au jugement. L’argumentation est d’abord mentale avant d’être exprimée de manière écrite ou orale. Le paragraphe est alors le signe écrit qui correspond à l’argumentation mentale.
Ces précisions peuvent paraître trop complexes et peut-être même inutiles. Cependant, il y a un enjeu important pour celui qui veut développer son intelligence. Lorsque nous assistons à un cours donné par un professeur ou lorsque nous lisons un livre d’un philosophe comme Jacques Maritain, nous recevons des signes oraux ou écrits. Si ces signes oraux ou écrits ne sont pas accompagnés d’un effort personnel de la part de notre intelligence, ils risquent fort de ne pas être mémorisés.
Comprendre la distinction entre raisonnement et argumentation, c’est comprendre qu’il ne suffit pas de lire ou d’entendre une argumentation pour la comprendre et la maîtriser. Il faut soi-même être capable de réaliser les 3 actes de l’intelligence pour que l’argumentation soit comprise, maîtrisée et mémorisée. Cela demande donc de l’attention mais aussi un réel effort de participation intellectuelle intérieure. C’est là que le rôle du professeur s’arrête et celui de l’étudiant commence. Tant que l’étudiant n’a pas compris cela en son for intérieur, il ne sera qu’un auditeur de cours mais non un acteur de sa croissance intellectuelle. Il est fort possible que le temps passé en cours soit pour lui un temps perdu.
Vérité et validité
Les arguments sont soit logiquement valides soit logiquement invalides. S’ils sont logiquement invalides, ils contiennent une erreur logique de raisonnement. Alors qu’en anglais le mot « fallacy » désigne toutes les erreurs logiques de raisonnement, la langue française est plus riche. En français nous parlons de paralogisme quand l’erreur de raisonnement est involontaire et qu’elle est due soit à une étourderie soit à un manque de connaissance des règles logiques. En revanche, nous parlons de sophisme quand cette erreur de raisonnement est volontaire et a pour but de tromper l’adversaire. Une proposition peut être erronée ; elle peut dire le faux alors qu’elle devrait dire le vrai, mais elle ne peut pas être un paralogisme ou un sophisme. Les mots « paralogisme » et « sophisme » ne valent que pour les raisonnements et non pour les propositions. Le mot « erreur » en français est un terme générique qui peut valoir à la fois pour les erreurs d’affirmation dans les propositions et pour les erreurs de raisonnement. C’est pourquoi, il est bon de retenir ce que sont les paralogismes et les sophismes. Cela permet en effet de qualifier précisément la nature de nos erreurs.
Nous l’avons dit dans les articles précédents qui portent sur le fonctionnement de l’intelligence : la clarté et la confusion concernent les termes, la vérité et la fausseté concernent les propositions, la validité et l’invalidité concernent les arguments. Ainsi, un bon argument c’est celui qui ne possède que des termes clairs, que des propositions vraies, et une structure argumentative valide, c’est-à-dire un syllogisme valide. Un mauvais argument c’est celui qui possède soit des termes confus, soit des propositions fausses, soit une structure argumentative invalide. En ce qui concerne les raisonnements, on oppose les syllogismes valides aux paralogismes ou aux sophismes. Cependant, un syllogisme même valide ne conduit pas forcément à une conclusion vraie car il peut comporter des termes confus ou des propositions fausses. Un bon argument est donc un syllogisme valide dont les termes sont clairs et les prémisses vraies (la conclusion l’est alors forcément). Pour être encore plus précis et fidèle à Jacques Maritain et à Étienne Gilson, le mot syllogisme désigne un raisonnement avec une dimension logique ; il peut être valide ou invalide. Le mot paralogisme désigne un raisonnement invalide avec une dimension psychologique et épistémologique. Enfin, le mot sophisme désigne un raisonnement invalide avec une dimension psychologique et morale.
La vérité est une relation entre une proposition et le monde réel, ou la nature des choses, ou la réalité objective, ou ce qui est à l’extérieur de la proposition et de l’esprit qui la produit. La validité est une relation entre des propositions, entre les prémisses d’un argument et sa conclusion.
Un argument déductif est valide si la conclusion découle nécessairement des prémisses, si les prémisses prouvent la conclusion, si le fait que les prémisses soient vraies entraîne que la conclusion soit vraie. Un argument valide nous donne donc la certitude que la conclusion conserve la vérité. Cependant cette certitude est relative aux prémisses. Il faut que les deux prémisses soient vraies pour que nous obtenions avec un argument valide une conclusion vraie de manière certaine.
Ce qu’il faut retenir c’est que ces principes logiques ne sont pas inventés par les hommes mais qu’ils ont été découverts par eux. Ce qui est inventé c’est la langue ordinaire dans laquelle nous les exprimons et la manière pédagogique de les enseigner.
Il est facile de vérifier la validité d’un argument car il suffit de mettre sous forme logique chacune des propositions pour bien identifier la structure de cet argument. La structure est en elle-même valide ou invalide. Ainsi, il est possible d’automatiser et de formaliser la vérification de la validité d’un argument. Ce qui est difficile en revanche, et nous l’avons déjà dit dans d’autres articles qui portent sur le fonctionnement de notre intelligence, c’est de vérifier que les termes sont bien clairs et que les propositions sont bien vraies. Ainsi s’il est facile de vérifier la validité d’un argument, il est en revanche bien plus difficile de savoir si cet argument nous donne une conclusion vraie.
Enfin terminons cette partie en précisant qu’il existe différents types d’arguments. À côté des arguments inductifs que nous présentons ensuite, il existe d’autres catégories d’arguments comme ceux qui expliquent les relations de cause à effet dans le monde physique et ceux qui expliquent les relations entre les motifs et les actes dans le monde psychologique. Selon Peter Kreeft, p. 201, notre monde actuel regorge de confusion entre les arguments psychologiques qui expliquent des motivations et les arguments logiques. Cela se rapproche de la confusion fréquente entre le contenu des propositions ou des arguments et les réactions émotionnelles vécues en lisant ou en entendant ces propositions ou ces arguments.
Raisonnements déductifs et inductifs
Il y a deux types différents de raisonnement, les raisonnements déductifs et les raisonnements inductifs. L’une des différences qui les distingue c’est la nature de leurs prémisses. Le raisonnement inductif utilise des prémisses particulières ou singulières pour aboutir à une conclusion plus générale, tandis que le raisonnement déductif commence par des prémisses générales ou universelles pour aboutir assez souvent à une conclusion moins générale.
Cette règle générale doit cependant être précisée. Cela ne veut pas dire que dans un un argument déductif la conclusion doit être une proposition I ou O. Elle est souvent une proposition A ou E. Mais c’est toujours en vertu d’une des prémisses, qui joue le rôle de principe, qui s’applique à un cas particulier. Généralement cela conduit à une conclusion moins universelle mais ce n’est pas toujours le cas. Dans le syllogisme classique : « Tous les hommes sont mortels et Socrate est un homme, donc Socrate est mortel, » la conclusion est moins universelle que la première prémisse. Dans le syllogisme suivant, la conclusion, bien qu’étant une proposition A, est aussi moins universelle que la première prémisse :
- Tous les hommes sont mortels.
- Et tous les irlandais sont des hommes.
- Donc tous les irlandais sont mortels.
En revanche dans le syllogisme suivant, la conclusion est aussi universelle que la première prémisse :
- Aucun lycéen n’est un sénateur de la République.
- Or un sénateur de la République touche une indemnité parlementaire de sénateur.
- Donc aucun lycée ne touche une indemnité parlementaire de sénateur.
La plus grande différence entre la déduction et l’induction, c’est que les prémisses de l’induction viennent de l’observation faite à partir de nos sensations ou d’instruments augmentant la portée de nos sensations. Or nous n’observons que des cas individuels. En revanche, au moins l’une des prémisses de la déduction vient d’une compréhension intellectuelle qui comporte toujours quelque chose d’universel.
De même que la déduction ne conduit pas toujours de l’universel au particulier, l’induction ne conduit pas toujours non plus du particulier au plus général. Certaines inductions de se terminent pas par une conclusion générale. Prenons un exemple :
- Je suis un professeur et je suis étourdi.
- Et, elle est une professeure et elle est étourdie aussi.
- Et, ils sont des professeurs et ils sont aussi étourdis.
- Et, cet homme est aussi un professeur.
- Donc, il est probable que ce dernier soit étourdi aussi.
Grâce à cet exemple on voit non seulement que la conclusion peut être particulière ou singulière (c’est le cas ici) mais qu’elle est surtout seulement probable. C’est la différence essentielle entre le raisonnement déductif et le raisonnement inductif. Le raisonnement déductif bien construit et reposant sur des prémisses vraies composées de concepts clairs conduit à la certitude alors que le raisonnement inductif bien construit et reposant sur des prémisses vraies composées de concepts clairs ne conduit généralement qu’au probable.
Pour qu’un raisonnement inductif bien construit et reposant sur des prémisses vraies conduise à la certitude, il faut avoir vérifié la vérité pour chacun des éléments concernés par la conclusion. Un ordinateur bien programmé pourra vérifier la validité d’un raisonnement déductif, mais il n’arrivera que rarement à vérifier la validité d’un argument inductif car ce dernier repose trop sur l’observation. Prudence cependant, nous n’avons pas dit que l’ordinateur pouvait vérifier la vérité d’un raisonnement déductif, mais bien seulement sa validité.
Cette nuance devient essentielle à l’heure où de nombreux étudiants et professeurs se laissent séduire par les algorithmes tels que Chatgpt, Gemini ou Perplexity. Il est difficile de vérifier la vérité des assertions écrites par ces algorithmes car même si certains indiquent certaines sources, ils n’indiquent pas toutes leurs sources et de toute façon jamais les sources de leur « entraînement ». La vérification de toutes les propositions qui conduisent à la conclusion est donc impossible à faire. C’est pourquoi, il est souvent difficile de bien distinguer leurs hallucinations de leurs assertions vraies. Ces algorithmes restent trop opaques, et même s’ils ne l’étaient pas, ils resteraient tellement complexes qu’il est difficile pour un humain seul de comprendre tous les processus suivis par les machines. Il est préférable de voir ces algorithmes comme des perroquets stochastiques plutôt que d’utiliser le terme intelligence artificielle pour les désigner puisqu’ils ne possèdent ni le premier acte de l’intelligence ni le deuxième.
- Jacques Maritain, Éléments de philosophie, tome II, p. 211. ↩