La compréhension : la chose qui distingue l’homme de la bête et de l’ordinateur
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La première chose qui distingue l’homme de la bête et de l’ordinateur, c’est que l’homme, lui, pose des questions. Les ordinateurs n’interrogent pas leur programme sauf s’ils sont programmés pour le faire. Les animaux bien qu’ils puissent être curieux, ne peuvent pas formuler clairement des questions car leur communication est trop primitive pour pouvoir le faire. La logique est une science qui s’est justement spécialisée dans l’art du questionnement. Et, les trois questions principales que nous nous posons généralement sont :
- Qu’est-ce que c’est ? Et cela intéresse alors le premier acte de l’intelligence, la compréhension.
- Est-ce ? ou Est-ce que cela existe ? Et cela intéresse le deuxième acte de l’intelligence, le jugement.
- Pourquoi est-ce ainsi ? Et cela intéresse le troisième acte de l’intelligence, l’argumentation.
Selon Peter Kreeft, ce qui distingue surtout l’homme de l’ordinateur, c’est que l’ordinateur ne comprend rien. Il peut donner l’impression de comprendre parce que ses algorithmes de programmation sont tellement complexes qu’ils peuvent déterminer grâce à la complexité du calcul des probabilités utilisant d’immenses bases de données quel mot devrait probablement suivre un autre mot et un ainsi de suite, et donner ainsi l’impression que l’IA sait parler. C’est ce que font les LLM (Large Language Model). Cependant, l’ordinateur ne possède pas un petit esprit intégré qui lui permettrait de comprendre la question qu’on lui pose. C’est pourquoi d’ailleurs il peut halluciner ». Parfois malheureusement, il faut être assez cultivé pour repérer ses hallucinations. Or comme l’algorithme a réussi à simuler correctement une écriture grammaticalement bien faite, une personne manquant de culture sur le sujet interrogé, ne remarquera pas forcément l’hallucination. Et c’est comme cela que l’IA semble prodigieuse alors que c’est juste des algorithmes nourris par des bases de données gigantesques alimentées par le travail de milliers voire de millions d’intelligences humaines grâce une dépense non moins gigantesque d’énergie (électricité, métaux, terres rares, etc.). Il y a certes bien de l’intelligence à l’œuvre dans l’IA, cependant elle ne se trouve pas au niveau des ordinateurs qui font tourner l’IA, mais dans le caractère intelligent des programmes qui ont été codés par des êtres humains intelligents, ainsi que dans le contenu intelligent présent dans les bases de données gigantesques accumulées par le travail de millier ou de million d’intelligences humaines, ainsi que dans l’intelligence des êtres humains souvent sous-payés qui sont chargés de vérifier et de corriger les incohérences et les erreurs des IA.
À l’heure de la généralisation de l’IA sur la planète, à l’heure où les lycéens et les étudiants, par des tentations qui associent le mimétisme social à la paresse intellectuelle, préfèrent de plus en plus faire leurs recherches grâce à l’IA si ce n’est pas une partie de leurs travaux de production, à l’heure où même les professeurs sont tentés de les utiliser pour alléger le travail qu’ils ont à faire, il devient d’autant plus crucial de bien comprendre ce qu’est le premier acte de l’intelligence, la compréhension.
L’acte de comprendre, qu’on appelle aussi simple appréhension, produit dans notre esprit un concept. Parfois la notion d’idée est synonyme de ce que l’on désigne par concept, mais d’autres fois la notion d’idée est plus vaste et rassemble à la fois les concepts, les jugements, et les arguments. Il vaut donc mieux utiliser la notion de concept plutôt que celle d’idée pour éviter les ambiguïtés de langage.
Pour être plus précis, nous ne comprenons pas vraiment les concepts, mais plutôt nous comprenons la réalité grâce à des concepts. Le concept de maison est le moyen par lequel nous comprenons la maison réelle. La maison réelle est physique, les concepts ne le sont pas, ils sont spirituels ou mentaux. La maison existe de manière indépendante de notre esprit, les concepts n’existent que dans notre esprit. Si nous ne comprenions que nos concepts, nous serions incapables de comprendre la réalité. Or comprendre, c’est bien comprendre la réalité. Cependant nous ne pouvons pas comprendre la réalité directement sans concept, ce sont nos concepts qui nous permettent de comprendre la réalité.
Les concepts sont des choses impressionnantes. Ils peuvent faire ce qu’aucune chose matérielle ne peut faire. Ils peuvent transcender l’espace et le temps. Par exemple aucune chose physique ne peut être à deux endroits à la fois, alors que le concept de maison peut exister à la fois dans mon esprit et dans le vôtre, tout en restant le même. Vous pouvez par exemple comparer deux villes que vous connaissez grâce à votre esprit utilisant les concepts que vous avez de ces 2 villes, et cela sans être obligé d’être à la fois dans une ville et dans l’autre. Vos concepts peuvent faire des choses que votre corps ne peut pas faire.
Les concepts possèdent au moins 5 caractéristiques que les choses matérielles n’ont pas :
- Les concepts sont spirituels, c’est-à-dire immatériels ;
- Ils sont abstraits ;
- Ils sont universels ;
- Les relations entre concepts sont nécessaires ;
- Les concepts sont permanents.
Les concepts sont spirituels
Le concept de pomme ne possède ni de taille, ni de hauteur, ni de masse, ni de couleur, ni d’énergie cinétique, ni de molécules, ni d’atomes, ni de formes, et n’occupe aucun espace. Il ne faut pas confondre le concept de la représentation que nous nous faisons par notre imagination. Le concept de pomme vaut pour toutes les pommes, les rouges comme les jaunes, comme les vertes. Cependant quand nous pensons au concept de pomme, il est fort possible que nous nous représentions par notre imagination une image d’une pomme rouge. Il ne faut pas confondre l’image que produit notre imagination quand nous pensons à la pomme avec le concept de pomme qui vaut pour toutes les pommes possibles.
Le concept n’est pas matériel tout simplement parce qu’il n’existe pas par lui-même, il existe dans notre esprit. Il n’est pas dans notre corps, il est dans notre esprit, même si notre cerveau travaille et consomme de l’énergie quand nous pensons à nos concepts.
Par contraste avec le concept de pomme, le mot « pomme » est aussi physique qu’une pomme car il est soit un ensemble de signes écrits soit un ensemble de sons. Pour que nous nous comprenions quand nous désignons la pomme réelle avec le mot « pomme » nous avons besoin d’un intermédiaire dans notre esprit qui relie le mot à la chose réelle désignée par lui, c’est le concept. L’acte mental qui relie le mot à la chose désignée, c’est justement ce qu’on appelle le concept. L’acte mental de compréhension est donc ce que l’on désigne par la notion de concept. Le concept général de compréhension rassemble tous les actes mentaux qui forgent des concepts capables de relier des choses réelles à des mots.
Bien sûr, notre capacité d’avoir des concepts dans notre esprit est dépendante de l’existence de notre corps. Elle dépend par exemple des yeux qui nous permettent de voir la pomme réelle, et de notre cerveau qui travaille à chaque fois que nous avons un concept. Si nous n’avons jamais vu de pomme, nous n’aurons sans doute jamais le concept de pomme, et si nous n’avons pas de cerveau, nous ne pourrons pas penser au concept de pomme. Cependant, quand une chose est connue, elle acquière une deuxième forme d’existence, une existence mentale, une existence conceptuelle.
Les concepts sont abstraits
Le latin abstraho veut dire tirer de. En effet, notre esprit est capable de séparer une chose d’une autre chose. Nous sommes par exemple capable d’extraire la forme rectangulaire présente dans la table, de la table réelle présente devant nous. Une fois cette forme rectangulaire extraite de la table réelle pour venir exister dans notre esprit sous forme de concept, nous pouvons par notre esprit, qui peut étudier ce qui est présent en lui grâce à la réflexion, analyser cette forme rectangulaire et réfléchir aux propriétés qui la composent. C’est ce que nous désignons par le concept d’abstraction. L’abstraction désigne l’acte mental qui permet d’extraire d’une chose réelle une forme qui existe dans cette chose réelle et de la faire exister de manière spirituelle dans notre esprit. Par exemple, nous pouvons aussi extraire la couleur de la table et dire que cette table est beige. Le beige peut exister alors dans notre esprit indépendamment de la table. Il n’existe cependant aucun moyen physique de séparer la couleur beige physique de la forme rectangulaire physique. Si nous sommes capables de séparer la couleur de la forme, c’est par l’activité de notre esprit, et chacun d’entre nous peut le faire naturellement parce que chacun d’entre nous en même temps qu’il est un être corporel est aussi un être spirituel.
Par ailleurs, nous pouvons séparer par notre esprit un adjectif du nom qu’il qualifie, nous pouvons donc abstraire l’adjectif du nom qualifié par lui. L’animal lui ne perçoit que l’herbe verte. L’homme le plus primitif est capable de distinguer le vert de l’herbe et l’herbe en elle-même. Il peut alors imaginer une vache verte ou de l’herbe rouge, même s’il n’a jamais vu une vache verte ou de l’herbe rouge dans le monde réel. Il est capable de recomposer par l’imagination des choses qui n’existent pas car il est d’abord capable d’extraire de la réalité des concepts. Il ne pourrait pas recomposer par l’imagination Pégase, s’il n’avait pas pu d’abord abstraire le concept de cheval à partir d’un cheval réel, et le concept d’aile à partir d’oiseaux réels.
Il n’y a pas de prouesse technologique sans avoir d’abord abstrait du réels des concepts que nous pouvons recombiner ensemble par la suite. Par exemple, nous n’aurions pas réussi à inventer des avions, si nous n’avions pas d’abord abstrait le concept d’aile en regardant les oiseaux.
Par ailleurs, l’acte d’abstraction le plus important est celui par lequel nous sommes capables de distinguer l’essentiel de l’accidentel. Votre vie est essentielle, mais votre coupe de cheveux est accidentelle. Si vous perdez votre vie corporelle vous n’êtes plus une personne humaine complète et vous n’êtes plus complètement vous-mêmes, en revanche si vous perdez vos cheveux, vous restez vous-mêmes. C’est pourquoi depuis la philosophie grecque nous distinguons l’essentiel de l’accidentel, l’essence, ce qui fait partie intégrante de la nature de la chose considérée, de l’accident ce qui peut lui appartenir mais qui n’engage pas sa nature. Quand on cherche à définir une chose, on cherche à décrire ce qui est essentiel à cette chose pour la caractériser et la distinguer des autres choses. On ne choisit pas ce qui lui est accidentel pour la caractériser, car cela ferait des définitions qui n’en finiraient pas. Dans certaines circonstances cependant, nous avons besoin des accidents pour distinguer une chose des autres. Mais le mieux, c’est de rechercher la définition essentielle.
L’abstraction n’est pas forcément à la mode et de nombreuses personnes préfèrent dire d’elles qu’elles vivent dans le réel et non dans l’abstrait et qu’elles préfèrent être concrètes. C’est confondre deux choses différentes. C’est confondre le plan de l’intelligence avec le plan de la volonté. La volonté vise l’incarnation du bien dans la réalité, donc la volonté se soucie des choses concrètes de la vie de tous les jours, les personnes concrètes qu’elles peuvent aimer et servir.
L’intelligence quant à elle a besoin de l’abstraction pour connaître le réel. Sans abstraction, il n’y a pas de connaissance du réel, il n’y a que des essais et des erreurs qui se reproduiraient à l’infini sans acquisition de connaissances puisque la mémoire mémorise justement les concepts. Or pour pouvoir incarner le bien dans le réel, encore faut-il que l’intelligence connaisse un minimum le réel visé. Car sans connaissance du réel, l’intention de bien faire peut nuire à la réalité. Notre action a besoin d’être guidée par notre intelligence, notre intelligence théorique (= la science) d’un côté et notre intelligence pratique (= la prudence) de l’autre. Alors certes, il ne faut pas être abstrait dans nos actions mais bien concrets, mais nous ne pourrons pas faire le bien correctement si nous ne connaissons pas d’abord un minimum le réel dans lequel nous devons agir. Or pour connaître le réel, il faut travailler sur les concepts que nous avons abstraits de ce réel.
Les concepts sont universels
Le concept d’arbre est un concept universel car il est valable pour tous les arbres de la planète. Nous utilisons un seul concept pour désigner tous les arbres particuliers que nous pouvons rencontrer. La beauté est un concept universel et quand nous jugeons que Nantes est une plus belle ville que Paris, nous jugeons les deux villes avec le concept universel de beauté (ou de ville belle).
Le sens littéral d’universel, c’est d’être une chose qui concerne plusieurs (unum versus alia en latin). Cela veut dire qu’un concept, alors qu’il reste bien unique, qu’il possède une essence, une signification, peut être vrai pour plusieurs choses, peut-être utilisé pour désigner plusieurs choses, peut-être applicable à plusieurs choses différentes. Ce chêne à côté de notre jardin, cet autre chêne qui se trouve au bord de la Maine, ces peupliers qui se trouvent sur le bord du chemin qui conduit à Saint Fiacre et ces bouleaux qui sont dans le jardin qui borde la route menant au centre du bourg, bien qu’étant tous différents sont pourtant tous des arbres. Nous pouvons en vérité appliquer l’unique concept d’arbre à tous ces êtres végétaux différents.
Le concept est donc quelque chose de commun à plusieurs choses différentes, c’est ce que veut dire « universel », commun à plusieurs. Le chêne et le peuplier sont différents êtres végétaux, mais ils ont en commun une même nature, une même essence, désignée par le concept d’arbre. Et c’est ce que nous cherchons à savoir quand nous demandons « Qu’est-ce que c’est ?» en désignant tel ou tel être végétal.
Les sensations, les perceptions, ne peuvent pas nous faire connaître le concept d’arbre, car les sensations et les perceptions ne nous font sentir et percevoir que des individus concrets dans leurs particularités propres. Seule l’intelligence peut connaître le concept d’arbre qu’elle repère dans cet individu végétal concret. Sans les perceptions et sans les sensations, l’intelligence ne pourrait pas faire non plus son travail d’abstraction de la forme arbre de cet individu végétal, mais sans l’intelligence, les perceptions et les sensations ne nous apprendraient rien parce que nous ne comprendrions rien. Pour apprendre, il faut d’abord avoir mémoriser ce que nous avons compris.
Nous ne pouvons pas toucher les concepts, ni les sentir, ni les voir, nous pouvons seulement les comprendre avec notre esprit. Rappelons-nous aussi qu’il ne faut pas confondre les mots avec les concepts.
Les relations entre les concepts sont nécessaires
Tous les arbres ont un tronc et des racines. La relation du concept arbre avec le concept de tronc est une relation de nécessité. Il n’y a pas d’arbre sans tronc. De même, un triangle a forcément trois côtés. La relation du triangle avec le fait d’avoir 3 côtés est une relation de nécessité. Ces relations nécessaires font partie de l’essence du concept. La force de l’intelligence, c’est de peu à peu mettre en évidence, par l’expérience et la réflexion, les relations de nécessité qui appartiennent en propre à un concept. Les sciences mathématiques n’existeraient pas si nous n’avions pas cette capacité d’utiliser des concepts et de les étudier. Sans le premier acte de l’intelligence, il n’existe aucune compréhension donc aucune science. Nous pouvons donc être certains que la somme des angles d’un triangle fait 180 degrés. Ce n’est pas une croyance, c’est une certitude. Notre intelligence peut atteindre la certitude, ce n’est pas une petite information à retenir.
Les concepts sont permanents
2 + 2 font 4 et cela ne changera jamais. Un arbre est un être végétal possédant des racines et un tronc, ne changera jamais non plus. Peut-être que cet arbre du jardin perdra son tronc et deviendra une souche morte, mais le concept d’arbre sera toujours associé au concept de tronc et au concept de racine. Les concepts sont donc permanents. Même si dans le futur tous les arbres de la planète venaient à disparaître (ce qui serait peut-être d’ailleurs la fin de la vie sur Terre), le concept d’arbre continuerait à exister tant qu’il y aurait un esprit pour le penser. Les humains changent, mais le concept de nature humaine ne change pas.
Remarques importantes à retenir
Les concepts sont des entités impressionnantes car sans eux la réalité ne pourrait pas être intelligible. C’est grâce aux concepts que nous comprenons le réels et donc que nous pouvons aussi avoir autant de développement scientifique et technologique qui ont des impacts sur ce réel. Il n’y a pas de technique et de technologie possible sans concept. C’est pourquoi les animaux n’ont pas de technologie. Ils ont des fabrications instinctives et brillantes parfois dans leur complexité, mais ils n’ont pas de science de ces fabrications, c’est l’instinct qui leur permet de fabriquer. Par définition, la science porte sur des concepts et les relations nécessaires entre les concepts. C’est par la science que nous pouvons mieux comprendre le réel, car la science c’est justement l’activité humaine qui approfondit nos connaissances conceptuelles. Souvenons-nous que nous ne connaissons la réalité que par l’intermédiaire des concepts, non par l’intermédiaire des images. Une image peut aider à visualiser un concept, mais une image n’est pas un concept. Il n’y a donc pas de science sans amour des concepts, et donc sans amour de l’abstraction.
L’universalité des concepts est la propriété des concepts la plus importante pour faire de la philosophie. Sans l’universalité des concepts, la métaphysique, la science qui étudie les principes de la réalité, serait impossible. Or la métaphysique, qui ne s’enseigne pas vraiment en lycée, est la branche principale de la philosophie. C’est la branche de la philosophie qui étudie l’être et la réalité en tant que telle. Elle étudie entre autre, l’être en tant qu’être. En effet, le plus universel des concepts c’est le concept d’être. Tout ce qui existe est une sorte d’être. Ainsi, l’être est le plus fondamental des concepts. Avant de connaître les spécificités d’une chose, nous savons que la chose est. Si je vous montre ce crayon, avant même de savoir la nature précise de ce crayon, vous savez avec certitude que ce crayon est. Ce sont les deux premiers actes de votre intelligence, travaillant sur les données de vos sens, qui vous font savoir que ce crayon est. Il n’est pas un produit de votre imagination, c’est un être qui existe réellement dans le monde réel.
En logique, la notion d’être est essentielle. Le premier acte de l’intelligence nous permet de le comprendre, et le deuxième acte permet de juger qu’une chose est ainsi ou autrement. En logique, les deux mots les plus important sont est (utile pour les 2 premiers actes) et donc (utile pour le troisième acte).
Concepts, termes et mots
Les concepts n’existent que de manière privée dans notre esprit, c’est l’acte mental de notre esprit. Cependant nous arrivons cependant à nous comprendre avec des mots, et plus encore nous arrivons à nous comprendre avec des mots de langues différentes qui désignent pourtant les mêmes choses.
Il faut donc distinguer 3 choses différentes :
- D’un côté le concept qui est l’acte mental qui relie un mot à une réalité par l’acte de compréhension, c’est un acte personnel de compréhension. Il demande un effort intellectuel.
- Le mot qui permet d’exprimer grâce à notre corps ce que nous avons compris,
- Et le terme qui est le produit mental commun à tous de notre acte mental personnel. Le concept, c’est l’acte mental privé ou personnel qui produit un terme général qui pourra être traduit par tel ou tel mot dans des langues différentes.
Il existe donc plusieurs choses différentes, le concept d’arbre, le terme d’arbre, et les mots arbre en français, tree en anglais ou garab en wolof.
Les termes sont importants en logique car ce sont les atomes de bases de nos raisonnements et de nos significations. Les concepts sont les actes mentaux privés. Les termes sont les objets mentaux produits par nos actes mentaux privés, qui sont communs à tous les humains, même à ceux qui ne parlent pas la même langue.
Le mot « terme » a été inventé par les logiciens et il vient du latin « terminus » qui veut dire « une fin ». Dans une proposition la plus simple possible en logique on a deux termes, le sujet et le prédicat, deux fins, deux bouts. Les concepts sont les actes mentaux qui permettent de comprendre les termes désignés par les mots. Tant que vous n’êtes pas capables de forger par votre propre effort intellectuel personnel le concept correspondant au terme désigné par le mot, vous ne comprendrez pas ce que désigne le mot. Le terme correspond sans doute à ce qu’Augustin d’Hippone désignait par l’expression verbum mentis, le verbe mental, c’est-à-dire ce verbe informulé (c’est-à-dire non formulé dans telle ou telle langue) qui nous permet de traduire un mot d’une langue par un mot d’une autre langue.
Le problème des universaux
Même si j’ai trop peu de temps pour vous présenter la logique, il me semble important de prendre le temps de vous présenter ce que la tradition philosophique a appelé « la querelle des universaux ». Personnellement je trouve que la présentation faite par Peter Kreeft dans Socratic Logic est la plus claire et la plus concise que j’ai jusqu’ici trouvée. C’est pourquoi je prends le temps de vous présenter la synthèse faite par Peter Kreeft en traduisant librement ce qu’il dit, quitte à vous frustrer parce que je n’aurai pas le temps de vous présenter en détail tout le reste des sujets qui portent sur le premier acte de l’intelligence. La querelle des universaux possède des enjeux philosophiques et humains cruciaux. Bien comprendre les différentes positions possibles dans cette querelle, vous permettra de mieux comprendre les conséquences concrètes qui peuvent naître des différentes positions.
Le fait que la plupart des termes soient universels, c’est-à-dire qu’ils peuvent être utilisés pour de nombreuses choses individuelles différentes, à donner naissance au problème qui est devenu célèbre dans l’histoire de la philosophie sous le titre de la querelle des universaux ou problème des universaux. Le premier à l’avoir développée, c’est le logicien néoplatonicien Porphyre, d’origine phénicienne (il est né à Tyr situé dans l’actuel Liban, en 234 et est mort en 305). Cette querelle apparaît quand nous nous posons cette question : Qu’est-ce qu’il y a dans la réalité qui correspond aux termes universels que nous utilisons ? Par exemple, qu’est-ce qui correspond au termes abstraits beauté ou humanité dans la réalité ?
Il est clair que les termes concrets et particuliers comme Socrate ou la lune correspondent à des entités individuelles concrètes qui existent dans un espace et un temps particuliers. Mais où et quand pouvons-nous trouver la beauté ou l’humanité en général de manière distincte de cette belle chose ou de cet être humain ?
Nous avons dit que les termes expriment des concepts (ce sont les produits mentaux de nos actes mentaux), ces concepts sont universels, et les concepts correspondent aux essences ou aux natures des choses. Est-ce que ces essences, ces natures, sont universelles comme les concepts que nous avons d’elles ?
Si les natures ne sont pas universelles alors il semblerait que nos concepts que nous avons d’elles ne correspondent plus vraiment à leur réalité. Et alors, les concepts déformeraient plutôt que révèleraient la vraie nature des choses.
On peut le dire autrement. Est-ce que les universaux sont des choses réelles ? Est-ce que la beauté est aussi réelle que le sont les choses belles ? Est-ce que l’humanité ou la nature humaine ou l’espèce humaine existe en plus des 8 milliards d’êtres humains qui possèdent la même nature humaine essentielle ?
Platon pensait que oui. Il appelait ces universaux des Formes ou des Idées, non pas des idées dans nos esprits, mais des Idées à l’extérieur de nos esprits, des vérités objectives. Non pas des pensées, mais des objets de nos pensées. Il croyait qu’il y avait deux sortes de réalité, deux mondes : un monde de choses concrètes, individuelles et matérielles situées dans un temps et un espace que nous connaissons par nos sens corporels, et un autre monde de Formes, d’Idées universelles et immatérielles que nous connaissons par notre esprit grâce à nos concepts.
La théorie des deux mondes semble assez fantastique pour le sens commun et ressemble à un exemple de ce que le philosophe Alfred North Whitehead appelle « l’erreur de la concrétude mal placée » ou « l’erreur de la réification mal placée ». Cette erreur correspond selon lui à traiter un aspect abstrait d’une chose (sa nature essentielle par exemple) comme si elle était une autre chose concrète. Cette théorie de Platon est parfois appelée Réalisme extrême à cause du fait qu’elle proclame que les universaux sont extrêmement réels, car ils ne sont pas seulement aussi réels que les choses individuelles, ils sont plus réels qu’elles car ils sont indépendants du temps, ils sont immortels et permanents. Un beau visage change avec le temps, mais la beauté reste la beauté. En France, il est plus fréquent de parler de l’Idéalisme de Platon que de son Réalisme extrême, mais cette deuxième appellation est utile à retenir.
La théorie qui s’oppose complètement à celle de Platon est appelé le Nominalisme. Le philosophe Guillaume d’Ockham, philosophe du XIVème siècle est la plupart du temps désigné comme étant l’inventeur de cette théorie. Les philosophies modernes comme l’Empirisme, le Pragmatisme, le Marxisme, le Positivisme, l’ont soutenue et l’ont rendu populaire. Le Nominalisme déclare que les universaux ne sont que des noms (nomini en latin, d’où nominalisme) que nous utilisons comme une sorte de raccourcis ou d’abréviations. Au lieu de donner à chaque arbre un nom différent et individuel (un nom propre), nous groupons ensemble pour nous faciliter la vie sous la forme d’un nom vague « arbre », toutes les choses qui se ressemblent d’une certaine manière (par exemple, elles ont en commun d’avoir un tronc et des feuilles ainsi que des racines). Mais en réalité, tous les arbres sont différents, ils ne sont pas les mêmes. Il n’y a pas d’universel, d’un en plusieurs, mais seulement plusieurs.
Le nominalisme semble logiquement auto-contradictoire, car si tous les arbres sont différents, comment peut-il être vrai de les appeler des arbres ? La phrase même qui dit que tous les arbres ne sont pas les mêmes, présuppose qu’ils le sont sinon nous ne serions même pas capables de la comprendre. Si les universaux sont seulement nos noms pour les individus qui se ressemblent les uns les autres d’une certaine manière, cette « certaine manière » doit être réellement universelle (par exemple avoir un tronc, avoir des racines, avoir des feuilles) sinon nous ne pourrions pas repérer cette certaine manière en commun. Ainsi nous avons éliminer un universel, arbre, seulement en faisant appel à 3 autres universaux (tronc, racine, feuille). Quelque chose dans les arbres doit justifier l’utilisation d’un universel comme arbre. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce une ressemblance, une similitude ? Mais ils doivent se ressembler les uns les autres en quelque chose ? Qu’est-ce que cela pourrait être si ce n’est pas leur nature, leur essence, leur essence arborée (treeness en anglais), ce que les arbres sont réellement ?
Aristote, comme d’habitude, va défendre la position intermédiaire, le juste milieu entre ces deux extrêmes représentés par l’Idéalisme ou le Réalisme extrême de Platon et le Nominalisme de Guillaume d’Ockham, et sa pensée s’accorde d’ailleurs mieux avec le sens commun. Cette position aristotélicienne est aussi défendue par le philosophe persan Avicenne et par le philosophe chrétien Thomas d’Aquin au Moyen Âge. On appelle cette position philosophique le Réalisme modéré. Le réalisme modéré soutient que les essences sont objectivement réelles (contrairement au nominalisme) mais ne sont pas des choses réelles (contrairement au réalisme extrême de Platon). Elles sont les formes ou les natures essentielles des choses. Les formes existent dans le monde seulement dans les choses individuelles matérielles mais elles existent aussi dans nos esprits sous la formes de nos concepts quand notre esprit les abstraits des choses réelles. C’est la même nature (par exemple l’humanité) qui existe dans les deux états, l’état matériel dans les choses matérielles, l’état spirituel dans notre esprit, sinon nos concepts ne correspondraient pas, ils ne seraient pas des concepts de la chose visée, de ce qu’est la réalité dans les choses. Une forme universelle comme l’humanité existe dans le monde seulement individuellement, mais la même forme existe dans notre esprit universellement, grâce à l’acte d’abstraction réalisé par notre esprit à partir des choses réelles individuelles.
Donc Aristote aurait répondu aux nominalistes qu’ils avaient raison de dire que l’universalité n’existe que dans notre esprit non dans les choses concrètes (qui sont toujours individuelles) mais qu’ils avaient tort de dire qu’il n’y avait rien dans la réalité qui était l’objet de nos concepts universels. Et il répondait à Platon que le Réalisme extrême a raison d’affirmer que les universaux sont objectivement réels et qu’ils ne sont pas seulement des noms, mais qu’il a tort de penser que ce sont des substances. En effet, le terme aristotélicien pour désigner les choses concrètes individuelles est le terme de substance. Les universaux sont les formes des substances (l’humanité des humains, la nature arborée des arbres, la beauté des choses belles). Certaines formes sont essentielles (comme l’humanité pour les êtres humains) car les choses ne peuvent pas rester elles-mêmes si elles ne les possèdent pas, et d’autres sont accidentelles (comme la blondeur d’une personne) car elles peuvent rester elles-mêmes sans les posséder (un blond reste un humain même s’il perd ses cheveux ou si ses cheveux blanchissent). Le rouge de la tomate n’est pas essentiel mais accidentel car une tomate reste une tomate même si elle est verte.
Cette querelle logique apparemment très technique, très abstraite, possède de nombreuses conséquences pratiques. Si les universaux sont plus réels que les individus, alors les individus, et les individus humains particulièrement, sont moins importants que l’humanité. Il est alors possible de sacrifier des individus humains pour des prétendus principes d’humanité. Cette manière de pensée est la matrice de nombreux totalitarismes. Et si les choses individuelles sont moins réelles que les universaux, alors les sens ne nous révèlent rien de véritablement important, et seulement les rares cerveaux pouvant penser de manière abstraite avec facilité sont de vrais sages. Vous reconnaissez-là tous les idéologues qui sont à la fois prêt à sacrifier des personnes pour leur idéologie et qui se croient investis d’une mission réservée à une élite à laquelle ils appartiennent.
Le prototype français qui servira de modèle au futurs totalitaires du XXème siècle n’est autre que Lazare Carnot le réel organisateur et le réel planificateur de la terreur de 1793, dont la réputation a été malheureusement préservée en utilisant Robespierre comme bouc émissaire. Et comme Lazare Carnot est aussi l’un des pères fondateurs de la célèbre École Polytechnique, cela ferait désordre pour les républicains grand admirateurs de Carnot de rappeler à la mémoire des citoyens français le côté sombre du personnage. Il est donc de bon ton de taire ses atrocités, et de n’applaudir que ses réalisations. Mais la triste réalité, c’est que Lazare Carnot voyaient les hommes et les femmes comme des chiffres, et que le meilleur calcul pour sauver l’humanité consistait selon lui à supprimer tous ceux et celles qui pouvaient porter atteintes à ses projets, à commencer par les femmes et les enfants. Les femmes parce qu’elles auraient pu donner naissance à de futurs rebelles, les enfants car si en tuant leurs mamans ils risquaient plus tard d’organiser une rébellion vengeresse vis-à-vis des meurtriers. C’est donc « par principe d’humanité » qu’il ordonna l’exécution des femmes et des enfants de Vendée. Et par précaution, pour que la mémoire de la République ne se souvienne pas de ces atrocités, on fera brûler aussi les actes de naissances et les actes de baptêmes, comme ça il ne restera aucune trace de ces méfaits puisqu’il deviendra impossible de compter le nombre de mots ne sachant pas quel était le nombre des vivants.
D’un autre côté, si les universaux ne sont pas réels du tout, nous avons la conséquence encore plus radicale du scepticisme : la réalité est un chaos inconnaissable, ce que nous osons appeler des vérités universelles ne sont que des choses subjectives et inventées par les hommes. Il n’y a ni principes universels pour la science ni principes universels pour l’éthique et la morale. Il n’y a que des choses relatives à ce qu’imaginent les hommes. Vous reconnaissez là les sources du relativisme morale. Or, comme je le dis souvent, si tout est relatif et fonction de ce qu’imaginent les hommes, alors ceux qui seront assez forts pour imposer leur imagination aux autres l’emporteront. Le relativisme moral n’est en définitif rien d’autre que la loi du plus fort déguisée. Soit le plus fort par la force brute, soit le plus fort par la ruse et la fabrique du consentement. Et on voudrait nous faire croire que le relativisme moral serait un progrès pour l’humanité ? Il est difficile de faire pire mensonge que cela !
L’extension et la compréhension des termes
Chaque terme (et chaque concept qu’il exprime) possède à la fois une extension et une compréhension. Le vocabulaire est un peu technique, et peut porter à confusion. En effet, le mot compréhension peut désigner d’un côté le premier acte de l’intelligence, comme il peut désigner d’un autre côté une propriété des termes. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi pour le premier acte de l’intelligence, la tradition classique retient plutôt la notion de simple appréhension. Il est possible que ce soit pour éviter la confusion possible entre ce qui caractérise le premier acte de l’intelligence, et ce qui représente une propriété des termes.
L’extension d’un terme désigne toutes les choses qui sont visées par ce terme, c’est donc le cardinal de l’ensemble des choses qui sont désignés par ce terme, sa « population » (analogie). L’extension du terme de maison est donc le nombre de maisons existantes dans le monde. L’extension du terme « homme » correspond donc au nombre d’être humains sur la Terre. Selon les dernières estimations de l’ONU réalisées en 2024, il y aurait 8,1 milliards d’habitants sur Terre.
La compréhension d’un terme désigne la richesse de sa connotation interne, tout ce qu’il signifie, sa nature, ses propriétés essentielles. Par exemple la compréhension du terme « homme » c’est « animal rationnel ». Même si la compréhension d’un terme n’est pas l’acte de compréhension, on voit bien cependant que le mot compréhension désigne le fait de comprendre ce qui est signifié.
Généralement, plus la compréhension d’un terme est complexe, plus son extension diminue. Et inversement, plus l’extension est grande plus la compréhension diminue. Par exemple, il y a plus d’animaux que d’hommes sur Terre, parce que le terme d’animal a un sens plus générique (et donc moins complexe et moins précis que le terme homme). De même le terme « être vivant » concerne encore plus d’individus sur la Terre (car il faut compter les bactéries et les végétaux), mais en même temps sa compréhension est plus simple (possède moins de propriétés) que le terme d’animal.
Autre exemple, le terme « Pelagibacter Ubique » est plus complexe au niveau de sa compréhension puisqu’il distingue la plus petite bactérie capable de vivre de manière autonome dans les océans de toutes les autres bactéries. Son extension est donc moins grande que celle des bactéries en général, et évidemment moins grande que l’extension des animaux.
Plus un terme est abstrait, générique, plus son extension augmente, moins sa compréhension est complexe.
L’une des erreurs courante dans nos raisonnements, c’est de confondre ce que l’on dit sur l’extension d’un terme avec ce que l’on dit de la compréhension d’un terme. Si l’on dit que généralement les hommes mâles sont plus grands que les femmes, cela ne vise pas l’extension du terme homme mâle, mais sa compréhension. Selon la nature des êtres humains, l’homme mâle est plus grand que la femme. Bien évidemment, cela ne veut pas dire que les 4 milliards environ d’hommes mâles sur la Terre sont plus grands effectivement que les 4 milliards environ de femmes.
De même quand Aristote dit que « tous les hommes par nature désirent connaître », cela ne veut pas dire que tous les individus de l’espèce humaine sont curieux d’un point de vue intellectuel. Aristote parle alors de la compréhension du terme homme, non de son extension. La présence du déterminant tous peut nous inciter à la confusion. Il faut donc être attentif.
Ainsi quand on dit « tous les hommes sont mortels », on ne parle pas de l’extension du terme « homme », mais de sa compréhension. C’est comme si nous disions : la mortalité fait partie de la nature humaine. En revanche, si nous disons « tous les français sont blancs », là nous visons l’extension du terme « français », et cette affirmation est évidemment fausse puisqu’il existe des français de couleur. Par ailleurs, il est évident que la compréhension du terme « français » ne comporte pas de précision de couleur de peau (même si de nombreux racistes voudraient nous faire croire l’inverse), puisque la couleur de la peau n’est pas une propriété qui différencie les français des autres peuples.
La compréhension d’un terme est universelle dans le sens où sa signification est valable pour tous les individus qu’elle rassemble.