Introduction
Vous trouverez la version pdf de cet article ici : dialogique.
Quelque part l’invention du moi réalisée par René Descartes va déclencher, évidemment de manière non intentionnelle, de multiples courants de pensée qui risquent de conduire les personnes humaines à se centrer abusivement sur elles-mêmes. C’est une sorte de mise en mouvement centrifuge des personnes sur elles-mêmes qui risque de s’accentuer avec cette invention, une sorte d’individualisme exacerbé. Cela ne veut pas dire que Descartes en soit responsable. En effet, sa recherche était réalisée initialement pour trouver, par une méthode de recherche rationnelle, la méthode du doute hyperbolique, une vérité indubitable. Cette invention du moi va se manifester parfois à la suite de Descartes, par l’intermédiaire d’autres penseurs, comme une recherche essentiellement sentimentale ou émotionnelle de soi, dont l’idéal d’authenticité développé par les différentes formes de romantisme représente une sorte d’apogée. C’est un peu ce qu’essaie de montrer Claude Romano dans son dernier livre : La révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme, de Goethe à Nietzsche (septembre 2023).
Finalement, après plus de trois siècles, de manière assez mystérieuse, cette invention du moi risque d’aboutir à une totale méconnaissance de notre personnalité, source de nombreuses aliénations. Bien qu’elle soit sans doute à l’origine d’une plus grande reconnaissance des particularités singulières des personnes humaines, elle risque en effet de déconnecter notre personnalité de ce qui est venue la nourrir, la faire grandir, ou malheureusement aussi parfois, la dévier ou la réduire : c’est-à-dire nos rencontres humaines.
Grâce à Emmanuel Levinas et la manière dont il envisage notre rapport à Autrui dans son livre Totalité et Infini, nous allons montrer qu’il est sans doute préférable de revenir à une conception dialogique du moi et de rester prudent face à une conception égologique du moi qui deviendrait trop extrême. En effet, une conception égologique du moi pense notre identité personnelle essentiellement à partir d’elle-même. En revanche, une conception dialogique du moi envisage notre identité personnelle comme se développant à partir des multiples rencontres que nous faisons de personnes totalement Autres1 que nous-mêmes.
Cela ne veut pas dire pour autant que toutes les rencontres humaines que nous faisons sont épanouissantes, cela veut dire plutôt que c’est l’altérité que nous rencontrons qui provoque en nous des changements et amène notre personnalité à se développer d’une manière que nous ne pouvions pas prévoir. Il est clair aussi que ce qu’Emmanuel Levinas essaie de faire, c’est de nous éveiller ou de nous encourager à la reconnaissance de l’importance du respect de l’altérité de l’autre, non seulement pour l’autre, mais aussi pour notre propre croissance personnelle. Il n’est cependant pas sans savoir, lui qui a connu la déportation pendant plusieurs années (5 ans), que la méchanceté des hommes est aussi bien présente dans notre monde.
Présentation d’Emmanuel Levinas
Voilà ce que dit Corine Pelluchon dans son livre Pour comprendre Levinas, p. 19. Je synthétise sa présentation précise de sa vie même si je cite aussi quelques passages importants par lequel elle met en évidence des moments clés de sa vie.
Emmanuel Levinas est né le 12 janvier 1906 à Kovno (Kaunas) dans un milieu juif lettré. Cette province de Lituanie est sous domination russe depuis la fin du XVIIIe siècle. Levinas est un sujet du tsar ; il naît douze ans après l’avènement de Nicolas II et un an après la première révolution russe, qui fut suivie d’une période de répression sociale et politique. Il est l’aîné d’une famille de trois enfants.
Très tôt, il pratique plusieurs langues, ses parents parlent russes à leurs enfants et il étudie le russe au lycée. Cependant, il connaît le yiddish que pratiquent ses parents entre eux.
Son père est libraire et la famille vit confortablement. Il tient à tout prix à ce que son fils aîné ait une excellente éducation. Son attachement profond à la tradition juive et son appartenance à un judaïsme intellectuel expliquent qu’il chargera un professeur particulier d’enseigner l’hébreu et la lecture de la Bible au jeune Emmanuel. Sa mère, qui est très cultivée, lui récite par cœur Eugène Onéguine de Pouchkine. Dès son plus jeune âge, il lit de nombreux romans, Balzac, Zola, etc. (p. 19).
Très vite, il va aussi apprendre l’allemand au lycée. Il viendra ensuite faire ses études universitaires de philosophie à Strasbourg en 1923, et deviendra aussi un fin connaisseur du français. De 1928 à 1929, il se rend à Fribourg-en-Brisgau pour suivre l’enseignement de Edmond Husserl, l’inventeur de cette méthode philosophique qui s’intitule la phénoménologie. Il rencontre pendant ces années le futur célèbre professeur de philosophie, Martin Heidegger.
En 1930, Levinas soutient sa thèse de doctorat, qui est aussitôt publiée par les éditions Vrin et couronnée par l’Institut.
Si les premiers travaux de Levinas sont très prometteurs et qu’il est considéré comme celui qui a introduit la phénoménologie de Husserl et de Heidegger en France, il ne fait pourtant pas carrière à l’université. (p. 23)
Le fait d’avoir la nationalité française a sauvé la vie à Emmanuel Levinas. Il s’engage dans le 46e régiment d’infanterie de Vincennes et est fait prisonnier à Rennes en juin 1940, puis emmené dans le stalag 11b, à Fallingbostel, près de Hanovre, avec d’autres prisonniers français, juifs et chrétiens. Il connaîtra la captivité pendant cinq ans en Allemagne, mais comme soldat français. Il ne sera donc pas tué dans les camps pourtant situés à proximité, tels que Bergen-Belsen. Travaillant comme bûcheron, mais lisant aussi beaucoup et préparant ce qui allait devenir De l’existence à l’existant, publié en 1947, il côtoiera des soldats issus de milieux sociaux et confessionnels différents du sien. Il gardera un souvenir ému du père Chesnet, qui, par son humanité, a sans doute contribué au rapport apaisé de Levinas au christianisme. Cependant, toute sa vie, comme il l’écrit dans un texte de 1966 intitulé « Sans nom », il éprouvera la culpabilité du survivant, liée à l’« injustifié privilège d’avoir survécu à six millions de Juifs » et à l’assassinat de ses parents et de ses deux frères, restés à Kovno. C’est à son retour de captivité qu’il apprend qu’ils ont été fusillés et que tous les autres membres de sa famille ont été massacrés.
Rappel : intériorité ouverte et intériorité forclose
Dans le cours sur l’invention du moi, grâce à Claude Romano nous avons pu distinguer une intériorité faible d’une intériorité forte. Je préfère cependant utiliser une autre manière de formuler cette distinction en m’inspirant du philosophe Jean-Louis Chrétien et distinguer l’intériorité ouverte de l’intériorité forclose. Rappelons donc cette distinction :
- L’intériorité ouverte, c’est considérer que même si une personne peut se replier dans son intimité, dans son for interne, elle fait partie de l’ordre cosmique et reste donc en lien avec lui et en dialogue avec lui. Cette intériorité ouverte met en évidence une identité personnelle qui se développe grâce aux multiples dialogues de notre vie, dialogue avec les autres êtres humains d’abord, mais dialogues possible aussi, parfois même plus intimes encore, qui peuvent se faire avec Dieu, de manières qui paraîtront mystérieuses à beaucoup, et que nous verrons un peu, grâce au philosophe Jean-Louis Chrétien méditant les pensées d’Augustin d’Hippone.
- L’intériorité forclose, c’est considérer que nous serions comme un îlot de conscience totalement isolé du monde, et que nous sommes les seuls à pouvoir avoir accès à notre identité personnelle. Nous serions alors les seuls à savoir qui nous sommes réellement et finalement cette manière de nous concevoir risque de conduire la personne à s’identifier à ses projets. Il n’y aurait plus de place pour le doute et l’erreur sur nous-mêmes si nous réussissions à être suffisamment attentif à qui nous sommes.
Afin de mieux comprendre ce que peut désigner cette notion d’intériorité ouverte, nous verrons d’abord combien notre rapport à Autrui, rapport bien compris, change la manière dont nous pouvons nous-mêmes nous concevoir. Grâce à cette meilleure compréhension de notre rapport à Autrui, nous pourrons mieux comprendre ce que peut représenter une conception dialogique du moi. Pour réussir à réaliser cette meilleure compréhension de notre rapport à Autrui, ainsi que l’impact que cette nouvelle compréhension entraîne sur la conception de notre moi, nous allons revenir maintenant sur la pensée d’Emmanuel Levinas dans son livre Totalité et Infini.
La notion de visage
Le livre Pour Comprendre Levinas, un philosophe pour notre temps, de la philosophe contemporaine française Corine Pelluchon, facilite la compréhension de la philosophie d’Emmanuel Levinas. Je vous recommande sa lecture. Il met en évidence que pour bien comprendre sa pensée, il faut bien comprendre un certain nombre de concepts dont ce qu’il désigne par ce mot apparemment banal : le visage.
En effet, c’est par l’intermédiaire de la notion de visage qu’Emmanuel Levinas présente dans son livre Totalité et Infini, la manière dont Autrui nous apparaît. Cette notion permet d’insister sur la vulnérabilité de l’autre ainsi que sur celle du sujet qui l’accueille. Pour Levinas, la responsabilité est première, et elle est constitutive de notre liberté. La liberté n’est plus considérée d’abord comme maîtrise, mais comme responsabilité.
Pour lui, ce sont les rencontres avec Autrui qui initient les découvertes de notre propre personnalité. Autrui par sa transcendance, par sa différence radicale et imprévisible, vient me bousculer, vient me déranger dans mes projets, et m’incite à me découvrir comme responsable, responsable de lui. Pour mieux comprendre la notion d’Autrui, Corine Pelluchon nous conseille la lecture d’un texte de Totalité et Infini, p. 43, le voici : Enseigné. Nous allons surtout nous concentrer sur le deuxième paragraphe de ce texte.
Voici ce que Corine Pelluchon dit au sujet du verbe accueillir présent dans la première phrase du deuxième paragraphe :
Le verbe « accueillir » souligne ma passivité et celle-ci est double : je reçois autrui et, d’une certaine manière, je reçois de lui ce que je suis ; « je suis enseigné ». Ainsi, le point de départ de cette expérience n’est pas moi, mais autrui. C’est pourquoi il s’agit d’un événement, d’une rencontre, d’une surprise. Le terme de « discours », qui implique l’idée d’un dialogue entre deux êtres différents, hétérogènes, suggère qu’il y a de l’imprévisibilité, que je ne maîtrise pas tout, et que quelque chose se passe qui va modifier ma subjectivité. (p. 67)
Elle ajoute juste après :
Pour accueillir autrui, je dois me départir de l’attitude naturelle où je le vois comme une chose parmi les choses et le réduis à sa fonction, ramène l’inconnu au connu, l’autre au même. Il s’agit de l’écouter, de lui parler, de m’adresser à lui en prêtant attention à son dire et pas seulement à son dit, en essayant de comprendre son intention par-delà les mots qu’il emploie ou l’attitude qu’il a. Levinas, en disant qu’autrui est « au-delà de ma capacité », veut dire non seulement que je ne peux circonscrire autrui ni en produire une idée adéquate, mais aussi qu’aucun concept, qu’aucune idée ou représentation ne saurait lui être fidèle. Je le rencontre et il me parle, mais son expression déborde sa phénoménalité. Et moi, je suis dans une situation d’asymétrie, où je me retrouve en bas, parce que je ne suis plus le point de départ de cette expérience et que ce qu’autrui exprime me déplace. (pp. 67-68)
Autrui me révèle qui je suis car il est la source de ma responsabilité, la source qui déclenche ma réponse. Devenir moi-même, c’est développer mes réponses personnelles déclenchées par les multiples rencontres avec autrui. Ce n’est pas moi qui ait l’initiative première dans le développement de ma personnalité, c’est autrui par la présentation de sa transcendance qui vient déranger mes représentations. Même le méchant joue un rôle dans le développement de ma personnalité, cela ne veut pas dire qu’il faut forcément l’en remercier. Mais c’est simplement un constat purement réaliste que la méchanceté d’une personne déclenche en nous des réactions mais aussi de nouvelles décisions que nous ne pouvions pas prévoir auparavant. Nous nous découvrons fragiles souvent à cause de la méchanceté des autres. Cependant la fragilité n’est-elle pas aussi en quelque sorte la condition première de la tendresse ?
Bien évidemment, il est préférable de rencontrer la bienveillance incarnée dans des personnes concrètes, bienveillance qui peut déclencher un épanouissement de notre personnalité que nous ne pouvions pas prévoir avant de les rencontrer. Mais ce qu’Emmanuel Levinas réussit à mettre en évidence par sa phénoménologie de la rencontre d’Autrui, c’est que le malveillant aussi est un enseignant. Le risque de la rencontre avec le malveillant, c’est qu’il nous détourne de la merveille des merveilles que nous sommes. C’est pourquoi l’amitié est si précieuse pour tenir bon lors de ses rencontres quasi inévitables avec des malveillants.
Il faut ajouter avec Corinne Pelluchon, que nous ne finirons jamais de répondre à Autrui car la transcendance d’Autrui est infinie. Sa manière de se présenter à moi échappera toujours en partie à mes représentations. Si je suis vraiment attentif à sa manière de s’exprimer, à son expression, je m’aperçois que cette manière est toujours surprenante : elle n’est jamais identique à ce qu’elle a été. Il y a plein de petites ou d’infimes nouveautés quand ce ne sont pas, si nous savons porter suffisamment notre attention pour savoir les accueillir, d’extra-ordinaires nouveautés.
C’est pourquoi je trouve que Corine Pelluchon résume bien ce que veut dire Emmanuel Levinas en nous disant : « La rencontre avec autrui est toujours la rencontre d’un être vulnérable et mortel avec un être vulnérable et mortel. » PCL p. 72.
Le dire et le dit
Cette distinction dont Corine Pelluchon nous a parlé entre le dire d’une personne et son dit, est essentielle à comprendre et finalement très concrète et très réaliste. En effet, à côté des mots qu’elle prononce quand nous lui parlons, il y a aussi toute l’importance de la manière dont elle les prononce : le débit de sa voix, son intonation, sa respiration et son rythme, sa musicalité, les émotions qui passent au travers d’elle et qui la modulent. C’est tout ce qui relève de ce qu’on appelle aujourd’hui le non verbal en psychologie.
Cependant le choix que fait Emmanuel Levinas, puisque Corine Pelluchon ne fait que reprendre une distinction conceptuelle qui vient de lui, c’est de nommer positivement l’événement considéré en évitant d’utiliser une négation. Emmanuel Levinas ne dit pas le « non verbal », il dit « le dire ». Même celui qui ne me parle pas, ne prononce pas de mots à voix haute, me parle par son expressivité même. Et celui qui me parle avec des mots, ne me parle pas seulement avec des mots, il me parle aussi dans son expressivité même. Son expressivité se manifeste par son corps, par sa présence corporelle. Son corps se rapproche-t-il du mien, s’éloigne-t-il ? Manifeste-t-il de l’appréhension, de la colère, de la joie en ma présence ? Préfère-t-il se rapprocher en gardant une certaine distance protectrice ? S’approche-t-il trop prêt comme s’il ne connaissait pas le respect de la distance intime ?
Emmanuel Levinas assez tôt en tant que philosophe a pris conscience de l’importance du son dans la présentation que chaque personne fait d’elle-même. Il nous rappelle dans une conférence que nous avons maintenant grâce au tome 2 de ses œuvres complètes que notre conscience est d’abord audition. Et il me semble que ce concept d’audition qu’il valorise, s’applique aussi à la manière dont la conscience d’un sourd pourrait se développer. L’audition visée ici, c’est le savoir écouter, savoir être attentif, savoir recevoir de l’extérieur un enseignement. Même celui qui n’entend pas les sons, peut développer se savoir être attentif, se savoir recevoir de l’extérieur un enseignement. Peut-être d’ailleurs que son handicap l’éveillera plus encore à ce savoir recevoir, ce savoir écouter grâce à ses autres sens ce que les rencontres ont à lui offrir.
Cette conférence où Emmanuel Levinas met en évidence que la conscience est audition s’intitule Pouvoirs et origine. Vous trouverez un extrait intéressant de cette conférence pp. 144-147 du tome 2 de ses œuvres complètes. Je mettrai cet extrait à disposition ici dans les jours qui viennent.
La notion d’éthique
Selon Corine Pelluchon, l’éthique chez Emmanuel Lévinas ne se confond pas avec la bienveillance. La bienveillance, c’est déjà un choix d’entretenir une certaine relation éthique. La notion d’éthique précède la notion de bienveillance. Elle désigne chez Emmanuel Levinas le fait que l’autre soit visage, c’est-à-dire qu’il échappe toujours à mes propres représentations que je me fais de lui, à mes interprétations sur ce qu’il est et sur ce qu’il pense. L’éthique est donc pour lui le fait que mon pouvoir de comprendre constate ses propres limites dans la rencontre avec Autrui. Ce constat de nos propres limites provoque l’interrogation, la remise en question de nous-mêmes. « Cette mise en question part de l’autre ».
L’éthique est première, ensuite soit je la respecte et je développe en moi l’accueil de l’altérité, soit je ne la respecte pas et je cherche à évacuer de ma vie l’altérité de l’autre. L’éthique ne garantit pas la bonté. La bonté est une décision volontaire de la personne face à l’épreuve de l’éthique. Tout cela est confirmé par la citation suivante de Corine Pelluchon commentant Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas :
« Il faut se rappeler que l’altérité d’autrui, sa transcendance sont dérangeantes : elles me dépossèdent de ma souveraineté et m’imposent des limites, non seulement parce que l’autre me lance un appel auquel je dois répondre, me déplaçant, me sortant de mon solipsisme, mais aussi parce qu’il souligne mon impuissance, le fait que je ne suis pas le maître du monde, que les autres ne sont pas à ma mesure ni relatifs à ce que j’en vois, en sais, en attends. » PCL p. 78
L’éthique est dérangement, dés-intér-esse-ment.
En latin médiéval, l’infinitif substantivé interesse, du latin inter, entre, et esse, être, désigne un dédommagement pour la résiliation d’un contrat et l’intérêt d’une somme prêtée, l’usure étant à l’origine considérée comme le dédommagement du revenu qu’aurait pu obtenir le créancier. On voit par là que la notion de dédommagement est au cœur de la notion d’intérêt. Dédommagement veut dire « donné en compensation ». Il vient du vieux français dam qui reste dans l’expression au grand dam de quelqu’un. Dam est très ancien en français et vient du latin damnum qui veut dire dommage, préjudice, perte, dépense. Il est possible que damnum dérive de daps, dapis, (pluriel dapes), qui veut dire sacrifice ou repas rituel qui suit le sacrifice.
Ces considérations étymologiques du mot intérêt, mettent en évidence que l’intérêt est lié originellement à la perception d’avoir été lésé par quelque chose ou par quelqu’un, d’avoir perdu quelque chose, et donc de chercher à être remboursé par cette perte. L’éthique telle que la pense Emmanuel Lévinas, c’est la relation première provoquée par la rencontre avec Autrui, qui me fait perdre la maîtrise sur les choses, la maîtrise sur les événements du monde. Originellement, je peux donc me sentir lésé, car je perds ma maîtrise.
Alors, soit je choisis en premier lieu la maîtrise sur l’Autre et constatant que c’est impossible puisque je ne peux jamais imposé à l’Autre de devenir tel que je voudrais qu’il soit, alors je lui en veux au point de désirer sa disparition. Bref l’alternative est un peu la suivante : soit je le rejète soit je l’accueille dans sa différence.
Quelque part Emmanuel Lévinas soutient que ce que l’éthique provoque en moi, c’est l’interdit du meurtre : une altérité toute différente se livre à moi et vient léser mon pouvoir de maîtrise sur le monde. Une fois cette provocation faite, ma manière d’agir va être ma réponse. Ma manière d’être avec cet Autrui, va être ma réponse : je vais devenir ma manière d’être avec cet Autrui. Ma réponse est le développement de ma personnalité.
Soit je réponds par le rejet de son Altérité, soit je réponds par l’indifférence, soit je réponds en accueillant cette altérité, en acceptant d’être enseigné par cette altérité. Le choix de la réponse que je lui donne oriente le développement de ma propre personnalité. Mais ce choix est second, c’est l’Autre qui a l’initiative par l’expression même de sa différence irréductible.
Le dés-intér-esse-ment de l’éthique, telle qu’Emmanuel Lévinas la conçoit, c’est le fait de vivre un dam, on dirait plutôt aujourd’hui un dommage, qui consiste à perdre notre pouvoir de maîtrise, notre pouvoir de pouvoir. Et perdant ce pouvoir de maîtrise que j’ai sur le monde des objets, je suis enseigné. Reconnaissant que cette rencontre avec Autrui, qu’il soit bienveillant avec moi, ou qu’il soit malheureusement malveillant avec moi, est un enseignement, une nourriture spirituelle que je reçois, je puis, si j’ai suffisamment confiance en moi, la digérer pour l’intégrer en conservant ce qui me fait grandir dans cette rencontre et en me protégeant de ce qui pourrait affaiblir mon propre épanouissement.
C’est pourquoi j’ai tant insisté cette année sur l’importance de la vertu de tempérance dès mon cours d’introduction à la philosophie dans le tronc commun. En effet comme le dit Josef Pieper dans son livre Le Quadrige, la tempérance est une auto-conservation de soi désintéressée.
Une conception dialogique du moi
Avec tout ce que nous avons vu grâce à Emmanuel Levinas et grâce à Corine Pelluchon qui nous permet de mieux comprendre cette pensée ardue, nous pouvons commencer à envisager cette conception dialogique du moi qui semble renaître au XXème siècle grâce à lui. Une conception dialogique du moi, c’est donc en définitive la reconnaissance de l’importance des rencontres humaines que nous avons vécues pour le développement de notre personnalité. Notre moi n’est pas d’abord un îlot de solitude, jeté au monde et totalement abandonné. Il a toujours déjà été nourri. Parfois il a été mal nourri et blessé, parfois cette blessure a pu même aller jusqu’à la brisure, mais même brisé, le moi a aussi toujours déjà été nourri.
Grâce aux réflexions du philosophe Jean-Louis Chrétien méditant entre autres la philosophie Augustin d’Hippone, nous allons voir qu’il est possible aussi d’envisager que cette nature dialogique de notre personnalité ne soit pas seulement nourrie par la transcendance des Autres êtres humains que nous rencontrons, mais aussi par la Transcendance du Tout Autre, c’est-à-dire celle de Dieu. Nous verrons tout d’abord quelques textes de lui, extraits de son livre L’espace intérieur, mettant en évidence l’importance de la réhabilitation du concept d’esprit face à la sur-valorisation actuelle du concept de moi. Puis nous reviendrons sur cette belle notion dont je vous ai parlé en début d’année, qui a été mise en évidence par le philosophe contemporain Emmanuel Housset dans son livre La vocation de la personne, la notion d’identité d’exode. Nous nous aiderons alors plus particulièrement du livre de Jean-Louis Chrétien qui s’intitule, Saint Augustin et les actes de parole et du livre d’Augustin d’Hippone qui s’intitule De Trinitate.
- Je mets une majuscule à Autres comme le fait Emmanuel Levinas pour mieux désigner la Hauteur de la transcendance de l’autre. ↩