Dans son livre, Pour comprendre Lévinas, un philosophe pour notre temps, Corine Pelluchon quand elle aborde la notion de visage fait référence au texte suivant d’Emmanuel Levinas qui se trouve dans Totalité et infini, essai sur l’extériorité, pp. 43-44. Comme le texte est dense et difficile, elle cite surtout le deuxième paragraphe du texte suivant. Je mets ici une version plus longue du texte car il dit en peu de phrases des choses essentielles1. Voici la version pdf de cet article : Enseigné.
« La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage. Cette façon ne consiste pas à figurer comme thème sous mon regard, à s’étaler comme un ensemble de qualités formant une image. Le visage d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son ideatum — l’idée adéquate. Il ne se manifeste pas par ces qualités mais καθ’αὑτό2. Il s’exprime. Le visage, contre l’ontologie contemporaine, apporte une notion de vérité qui n’est pas le dévoilement d’un Neutre impersonnel, mais une expression : l’étant perce toutes les enveloppes et généralités de l’être, pour étaler dans sa « forme » la totalité de son « contenu », pour supprimer, en fin de compte, la distinction de forme et de contenu (ce qui ne s’obtient pas par une quelconque modification de la connaissance qui thématise, mais précisément par le virement de la « thématisation » en discours). La condition de la vérité et l’erreur théorétique, est la parole de l’Autre — son expression — que tout mensonge suppose déjà. Mais le contenu premier de l’expression, est cette expression même. »
« Aborder Autrui dans le discours, c’est accueillir son expression où il déborde à tout instant l’idée qu’en emporterait une pensée. C’est donc recevoir d’Autrui au-delà de la capacité du Moi ; ce qui signifie exactement : avoir l’idée de l’infini. Mais cela signifie aussi être enseigné. Le rapport avec Autrui ou le Discours, est un rapport non-allergique3, un rapport éthique, mais ce discours accueilli est un enseignement. Il vient de l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens. Dans sa transitivité non-violente se produit l’épiphanie même du visage. »
« L’analyse aristotélicienne de l’intellect, qui découvre l’intellect agent, venant par la porte, absolument extérieur, et qui cependant constitue, sans la compromettre aucunement, l’activité souveraine de la raison, substitue déjà à la maïeutique une action transitive du maître, puisque la raison, sans abdiquer se trouve à même de recevoir. »
« Enfin, l’infini débordant l’idée de l’infini, met en cause la liberté spontanée en nous. Il la commande et la juge et l’amène à sa vérité. L’analyse de l’idée de l’Infini à laquelle on n’accède qu’à partir d’un Moi, se terminera par le dépassement du subjectif. »
- Dans le texte originel, les trois premiers paragraphes n’en font qu’un. ↩
- « Par soi ». Ici, il me semble qu’il serait préférable de traduire ainsi : « il se manifeste lui-même par lui-même ». ↩
- Le mot allergie a été emprunté à un mot allemand qui vient du grec allos « autre » et de ergeia qui a donné énergie. En biologie cela désigne une réactivité altérée et excessive. L’adjectif allergique a le même sens que le nom avec en plus un sens figuré plus fréquent voulant dire : spontanément hostile. Un rapport non-allergique veut dire que ce rapport n’est pas spontanément hostile. ↩