Enfin, nous terminerons cette présentation de textes du livre Du mensonge à la violence d’Hannah Arendt, par la distinction qu’elle fait entre force, autorité et violence. Pour illustrer cette distinction, j’ai choisi une image qui essaie de montrer combien la notion d’autorité est loin de la notion d’autoritarisme. Quoi de mieux qu’un père bienveillant pour nous aider à comprendre ce qu’est la véritable autorité ? Puissions-nous agir tous ainsi les uns pour les autres !
Pour vous inciter à réfléchir sur la notion d’autorité que nous pourrions relier à celle d’action développée par Hannah Arendt, et particulièrement au fait que l’action s’avère être la capacité que nous avons d’initier de nouveaux commencements, il me semble opportun de vous conseiller cet interview, accordé au congrès de l’Apel en 2010, du philosophe Michel Serres, qui est malheureusement décédé ce samedi à l’âge de 88 ans. Cela vous permettra de réfléchir un peu plus au rôle que vous désirez jouer dans vos familles et notre société :
« La force, terme que le langage courant utilise souvent comme synonyme de la violence, particulièrement quand la violence est utilisée comme moyen de contrainte, devrait être réservée, dans cette terminologie, à la désignation des « forces de la nature » ou de celles des « circonstances » (la force des choses), c’est-à-dire à la qualification d’une énergie qui se libère au cours de mouvements physiques et sociaux.
L’autorité, qui désigne le plus impalpable de ces phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment l’occasion d’abus de langage1, peut s’appliquer à la personne — on peut parler d’autorité personnelle, par exemple dans les rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves — ou encore elle peut constituer un attribut des institutions, comme par exemple, dans le cas du Sénat romain (auctoritas in senatu2) ou de la hiérarchie de l’Église (un prêtre en état d’ivresse peut valablement donner l’absolution). Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l’obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement ; il n’est en ce cas nul besoin de contrainte ou de persuasion. (Un père peut perdre son autorité, soit en battant son fils, soit en acceptant de discuter avec lui, c’est-à-dire soit en se conduisant comme un tyran, soit en le traitant en égal.) L’autorité ne peut se maintenir qu’autant que l’institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l’autorité, et le rire est pour elle la menace la plus redoutable.
La violence, finalement, se distingue, comme nous l’avons vu, par son caractère instrumental. Sous son aspect phénoménologique, elle s’apparente à la puissance, car ses instruments, comme tous les autres outils, sont conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle, jusqu’à ce qu’au dernier stade de leur développement ils soient à même de la remplacer. »
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, pp. 145-146. Version imprimable: MV10
Il est évidemment possible de réagir à la vision qu’Hannah Arendt nous donne ici de l’autorité paternelle. Je ne crois pas qu’elle était contre le dialogue entre un père et son fils. J’imagine que ce qu’elle veut nous dire, c’est qu’un père qui s’abaisse à discuter avec ses enfants au point de devenir leur égal et qui ainsi prend le risque de ne plus jouer son rôle de protecteur mais au contraire de mettre la parole de son enfant au même niveau que la sienne pourtant plus expérimentée, risquerait de ne plus jouer le rôle bénéfique de celui qui est en position d’autorité. L’enfant, ne connaissant pas les dangers du monde, risquerait de prendre de mauvaises décisions si son père ne lui apportait pas la connaissances de ces dangers. Il y a donc une inégalité de connaissance entre le père et le fils. Comme nous le rappel Michel Serres dans la vidéo ci-dessus, l’autorité vise à augmenter l’autre, à le faire grandir, à le faire devenir plus lui-même, plus conscient du réel dans lequel il aura à vivre. S’abaisser à discuter le bien fondé par exemple d’une sanction qui vise à faire prendre conscience à l’enfant des contraintes du réel, risquerait fort d’entraîner l’impression, à plus ou moins long terme chez l’enfant, que son père ne se soucie pas de lui.
Bref, il ne me semble pas qu’elle soit contre le vrai dialogue entre père et fils, mais plutôt qu’elle dénonce la démission, qui pourrait tenter le père, de reconnaître qu’il en sait plus que l’enfant.
- Il existe des gouvernements autoritaires qui, assurément, n’ont rien de commun avec la tyrannie, la dictature et le pouvoir totalitaire. En ce qui concerne l’arrière-plan historique et la signification politique du terme, voir le chapitre, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans notre ouvrage La crise de la culture. ↩
- Phrase de Cicéron, extrait de son livre Des Lois, livre III, XII, 52 av. J.-C. ↩