L’idée de progrès n’est qu’une métaphore !
Dans ce texte d’Hannah Arendt, nous voyons que l’idée de progrès repose beaucoup plus sur un attachement affectif qui vient de notre propension à préférer ce qui peut nous réconforter par l’imagination, que par notre souci de vérité. Il est bon de garder en mémoire ses remarques face à l’idéologie du progrès techno-scientifique qu’un certain nombre d’entreprises multinationales, telles les GAFAM, essaient de nous vendre.
« L’idée de Marx, empruntée à Hegel, selon laquelle toute société ancienne porte en elle le germe de celles qui lui succéderont, de la même façon que tout organisme vivant est porteur du germe de sa progéniture, est sans aucun doute non seulement ingénieuse mais l’unique garantie conceptuelle de la perpétuelle continuité du progrès dans l’histoire ; et puisque l’évolution de ce progrès est supposée se produire du fait de l’affrontement de forces antagonistes, on pourra découvrir dans toute « régression » un retard nécessaire, mais temporaire.
En fin de compte, on ne saurait découvrir dans ces spéculations que le développement d’une métaphore, ce qui ne constitue pas, assurément, la base la plus solide pour l’édification d’une doctrine ; mais le marxisme partage cette infortune avec de nombreuses théories philosophiques. Il possède d’ailleurs de sérieux avantages qui apparaissent clairement lorsqu’on le compare à d’autres conceptions de l’histoire — telles que celle de l’« éternel retour », celle de l’ascension et de la chute des empires, celle d’une suite d’événements incohérents que gouverne le hasard — qui toutes peuvent être soutenues et justifiées par des exemples, mais dont aucune ne peut apporter une garantie d’un développement continu et d’un incessant progrès dans l’histoire. Et dans ce domaine, la seule conception rivale, l’ancienne notion d’un âge d’or, situé à l’origine et d’où procède toute l’évolution postérieure, implique l’évidence assez déplaisante d’un continuel déclin. Certes, l’idée réconfortante que nous n’avons qu’à marcher vers l’avenir, ce que de toute façon nous ne pouvons éviter, pour découvrir un monde meilleur, comporte encore quelques conséquences marginales moins réjouissantes. Il y a, en premier lieu, cette simple constatation que l’avenir de l’humanité n’a rien à apporter à l’existence de l’individu, dont la mort demeure le seul avenir certain. Et si nous laissons de côté ce point de vue pour n’envisager que la perspective d’ensemble, nous voyons encore apparaître un argument qui peut être opposé à la notion de progrès, le fait que, comme le déclarait Herzen : « Le progrès de l’humanité représente une sorte d’injustice chronologique, puisque les derniers venus bénéficient de l’avantage de pouvoir profiter du travail accompli par leurs prédécesseurs, sans être contraints d’en acquitter le prix1 » ; ou encore, comme le disait Kant : « Il paraîtra toujours troublant… que les premières générations semblent accomplir leurs lourds travaux au bénéfice de celles qui vont les suivre… et que ces dernières soient les seules à pouvoir habiter l’édifice [achevé]2. »
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, pp. 129-131. Version imprimable : MV6.