La notion de progrès est dépassée pour décrire notre situation actuelle
Quand on voit l’évolution de la pollution, l’extinction des espèces animales et végétales qui s’accélère, on peut trouver le texte suivant quasi-prophétique. La petite vidéo suivante permet de replacer le texte d’Hannah Arendt dans notre contexte actuel de l’urgence où nous sommes de respecter la biodiversité sur notre planète :
« Le progrès, n’en doutons pas, est un article plus complexe et plus sérieux que l’on peut se procurer à la grande foire aux superstitions de notre temps1. La foi irrationnelle du XIXème siècle en un progrès illimité a trouvé une audience universelle, surtout par suite de l’étonnante progression des sciences de la nature, qui, depuis le début des temps modernes, sont réellement devenues des sciences « universelles » et qui peuvent ainsi envisager la tâche infinie de l’exploration des profondeurs de l’univers. Bien que la science ne se limite plus désormais à la connaissance de la nature et du monde fini, elle n’est nullement assurée d’un progrès indéfini. Il est évident que la recherche strictement scientifique dans le domaine des sciences de l’homme, ce que l’on a nommé les Geisteswissenschaften, qui s’attache à la connaissance des produits de l’esprit humain, doit comporter des limites. Dans de nombreux domaines où l’on ne saurait faire preuve que d’érudition, l’exigence perpétuelle et dépourvue de sens d’une recherche originale n’a abouti qu’à l’absence pure et simple de pertinence, la fameuse connaissance de tout à propos de rien, ou encore à une forme de pseudo-recherche destructrice, en fait, de son objet2. Il vaut la peine de remarquer que la révolte de la jeunesse, dans la mesure où ses motivations ne sont pas exclusivement d’ordre moral et politique, s’est surtout attaquée à la glorification par les universitaires de la recherche et de la science, qui, l’une comme l’autre, mais pour des raisons différentes, se trouvent gravement compromises à ses yeux. Et il est vrai que, dans les deux cas, il n’est nullement exclu que nous soyons arrivés à un tournant décisif, à partir duquel le rendement devient négatif. Non seulement le progrès de la science a cessé de coïncider avec le progrès de l’humanité (quel que soit le sens donné à cette expression), mais il pourrait bien sonner le glas de l’humanité, de même que le progrès de la recherche pourrait fort bien se terminer par la destruction de tout ce qui faisait pour nous le prix de la recherche. Autrement dit, la notion de progrès ne peut plus nous servir d’étalon pour apprécier la valeur du processus de changement désastreusement rapide que nous avons nous-mêmes déchaînés. »
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, pp. 133-134. Version imprimable : MV7
- Spender rapporte qu’au cours des événements de mai 1968 à Paris, les étudiants français « ont rejeté catégoriquement l’idéologie du « rendement », du « progrès », et autres billevesées et pseudo-forces ». Ce n’est pas encore le cas en Amérique, tout au moins en ce qui concerne la notion de progrès. On ne cesse d’y entendre parler de forces « progressives » ou « régressives », de « tolérance progressive ou régressive », et autres expressions du même genre. ↩
- On trouvera des exemples particulièrement convaincants de ce genre d’entreprises, non seulement superflues mais pernicieuses, dans l’ouvrage d’Edmond Wilson, The fruits of the MLA, New York, 1968. ↩