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En janvier 2021, nous avons eu la chance de voir la maison d’édition Pierre TÉQUI sortir la traduction du livre du philosophe thomiste Yves Simon, The Definition of Moral Virtue, sous le titre français : Enquête sur la vertu morale. Je vous recommande sa lecture car comme nous le dit Vulcan Kuic, ancien professeur de philosophie à l’université de Caroline du Sud et élève de Yves Simon quand il enseignait à l’université de Chicago :
« Vous comprendrez mieux n’importe quel problème si vous pouvez lire quelque chose d’écrit à ce sujet par Yves Simon. “Tout ce qu’il touche se change en or” ».
Étant donné l’importance de ce qu’on découvre dans ce livre écrit par le disciple et ami de Jacques Maritain, je vous propose la synthèse suivante de son premier chapitre dont cet article reprend le titre. Il permet en effet de mieux percevoir l’importance de la philosophie morale qui s’appuie sur les vertus par rapport aux autres courants de pensée que nous trouvons depuis Les Lumières. Cette synthèse vous permettra de prendre un peu de hauteur pour pouvoir mieux choisir en âme et conscience le chemin de vie qui sera le vôtre pour vous insérer dans ce monde habité, et développer votre véritable personnalité, c’est-à-dire pour reprendre les mots de Henri Bergson, votre moi profond.
Ce livre permet aussi de mieux comprendre combien il est important d’encourager en nous le développement des vertus. Non seulement c’est la seule garantie du bien vivre en société, mais c’est aussi le seul chemin fiable pour développer harmonieusement notre personnalité. Sur le chemin du développement de notre personne, loin des nombreuses techniques actuelles de développement personnel, il représente un chemin d’exode qui nous permet de nous libérer de l’oppression des fausses représentations de nous-mêmes pour avancer vers la terre promise, le plein épanouissement de notre moi profond tel qu’il nous a été donné en tant que promesse de joie. Je dis bien « moi profond » à la manière de Henri Bergson et non notre « soi profond », concept que différents courants de pensée, orbitant de manière plus ou moins proche de ce centre de gravité qu’on nomme le New Age, tendent de plus en plus à utiliser. Il s’agit bien de développer pleinement cette personne inamissiblement unique en nous, c’est-à-dire celle qui a été désirée, voulue et aimée de toute éternité par notre Créateur. Il ne s’agit pas de nous fondre dans une sorte de divinité panthéiste où toute identité personnelle finirait par disparaître, ce que finalement la notion de « soi véritable » représente. Nous ne sommes pas appelés à nous fondre dans un tout impersonnel pour vivre une éternité de sérénité comparable finalement à l’Enfer, mais bien d’entrer dans un dialogue d’amour avec notre Créateur. Il ne peut y avoir de véritable dialogue d’amour entre deux personnes sans qu’il n’y ait d’abord un profond respect de la différence de chacune d’entre elles. L’abolition des différences dans une fusion soit disant apaisante ou de type orgasmique, n’est en réalité que la pire des aliénations que nous puissions envisager. J’ai bien peur que ce ne soit finalement qu’une nouvelle manière de présenter comme désirable ce que depuis des siècles la tradition chrétienne appelle « possession démoniaque ».
Loin de cette manière aliénante de penser, le développement de nos multiples vertus, sous la conduite de ces trois vertus essentielles que sont la charité, la prudence, et la justice, permet non seulement d’assumer notre présence localisée à la fois dans le temps et dans l’espace pour accomplir le bien qu’il nous est possible d’entreprendre, mais aussi de révéler notre manière unique d’être ce que nous sommes.
Personne vertueuse et personne fiable
Avant de présenter les trois catégories de substituts modernes de la vertu, Yves Simon nous offre cette introduction :
Il n’y a rien de pire sur un plan pédagogique que de commencer un discours par une définition tout faite sans lien avec l’expérience et la pensée personnelle de l’enseignant. La discussion d’un sujet doit toujours débuter par la compréhension commune qu’on a de celui-ci. Certes, d’aucuns pensent que la vertu est très difficile à définir, quand d’autres pensent pouvoir avancer une définition sans peine. Il n’importe. Ce qui importe, c’est que chacun reconnaisse la différence entre les personnes qui sont réellement vertueuses et celles qui ne le sont pas. Par exemple il y a des personnes très bienveillantes et aimables, pourvu que tout aille bien pour elles et qu’elles soient heureuses. Mais il y a aussi des personnes qui sont bienveillantes et aimables indépendamment des circonstances, et indépendamment de leur bonheur. Ce sont ces dernières que j’appelle vertueuse, parce que la bonne disposition des premières n’est que conditionnelle. Imaginons un honnête homme qui est honnête tant qu’il n’est pas face à de grandes tentations. Il ne volera jamais cinquante dollars à quiconque, mais s’il avait l’occasion d’en voler cinq mille, sans trop risquer d’être pris, il le ferait probablement. De façon similaire, il n’est pas si rare que les gens soient sincères tant qu’ils sont libres de toute pression. Cependant, sous la pression, beaucoup se parjureront et mentiront. Ce comportement conditionnel n’est pas exactement celui que l’on peut qualifier de vertueux, même si c’est un moindre mal et qu’il est assez utile dans le domaine des relations sociales. En fait, l’honnêteté et la sincérité relatives sont peut-être bien la plupart du temps ce que l’on peut attendre de la plupart des personnes. Néanmoins, la vertu de justice n’est pas ainsi, car on peut se fier à l’homme juste pour se tenir à ce qui est juste indépendamment des circonstances. Et c’est également ce que signifie la vertu dans sa compréhension commune, première chose dont nous avons besoin pour débuter notre discussion.
De nos jours toutefois, disserter sur la vertu exige également que nous soyons conscients de certains développement d’importance dans l’histoire moderne des idées éthiques. Ainsi, nous devons réaliser que de nombreux auteurs influents, alors qu’ils emploient le terme, veulent en réalité se débarrasser de la vertu, parce qu’ils attendent de meilleurs résultats de quelque chose d’autre. Ces philosophes sociaux et moralistes ont eu un impact significatif sur l’approche philosophique moderne des questions éthiques, et nous ne pourrions pas aller bien loin sans reconnaître leurs contributions. Il convient donc que nous passions du temps à discuter de ce que j’aime à appeler « les substituts modernes de la vertu ». On peut les classer en trois grandes catégories. »
La bonté naturelle
La première catégorie mise en évidence par Yves Simon, il la désigne à l’aide de 2 étiquettes, soit celle de « bonté naturelle » soit celle de « spontanéité naturelle ». Il choisit de la présenter à l’aide de deux philosophes principaux : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Ralph Waldo Emerson (1803-1883). Emerson est assez peu connu en France mais il faut noter que sa philosophie a beaucoup influencé des intellectuels américains comme Henri David Thoreau (1817-1862), Walt Whitman (1819-1892), et William James (1842-1910), ainsi qu’un jeune penseur allemand de l’époque Friedrich Nietzsche (1844-1900).
Aperçu rapide de la pensée de Rousseau
Dans la présentation de cette première catégorie Yves Simon va d’abord comparer la manière de pensée de René Descartes vis-à-vis de la science et la manière de pensée de Jean-Jacques Rousseau vis-à-vis de la morale. Nous ne nous intéresserons ici qu’à ce qu’il dit de Rousseau.
Bien sûr, Rousseau a sans cesse le mot « vertu » à la bouche et le terme apparaît non moins fréquemment dans les œuvres de ses disciples. Mais tout le monde sait ce en quoi Rousseau croyait. Il croyait en la libération de la bonté innée de l’homme, dont il pensait qu’elle était inhibée et déformée par la société. Rousseau se rendait compte que les hommes devaient vivre en société et que la société requérait une certaine forme d’ordre. Mais il considérait également les formes et les normes sociales comme inhibant, détériorant, frustrant l’innocence originelle de l’homme, qui a grand besoin qu’on la désinhibe.
Il cite alors ce petit texte de Rousseau extrait du paragraphe concluant son Discours sur les sciences et les arts en 1750 :
Ô vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ?
Ou encore ce petit texte extrait d’une lettre à Malesherbes qui date de 1792 et que l’on trouve en citation dans l’introduction du Contrat Social :
Oh ! Monsieur, si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est bon naturellement et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! »
Rousseau pourrait sembler reprendre la notion de verbum mentis de saint Augustin, que l’on peut traduire soit par verbe de l’esprit ou en reprenant une expression proche de celle utilisée par Blaise Pascal verbe de cœur, mais en fait, il n’en est rien. Rousseau confond ce dont parlait saint Augustin avec les émotions et les sentiments. Ce dont parlait saint Augustin, c’était la fine pointe de notre âme, ce verbe intérieur qui permet de savoir qui nous sommes en nous aidant à sélectionner parmi les mots de notre langue maternelle (ou d’une autre apprise) ceux qui décrivent au mieux ce que nous éprouvons, ce que nous pensons et qui nous sommes. C’est un verbe accessible à l’intelligence et la volonté qui permet de prendre de la hauteur par rapport à nos émotions et à nos sentiments pour réussir à désigner adéquatement de quoi il s’agit. Rousseau évacue le verbe intérieur et maintient l’homme dans une sorte d’animalité béate où il suffirait d’écouter ce que nous ressentons immédiatement comme si ce que le moyen âge appelait « la voix de la conscience » pouvait se confondre avec ce qui arrive immédiatement à notre conscience.
Après avoir développé la comparaison entre Descartes et Rousseau, Yves Simon résume alors la pensée de Rousseau, en profitant de l’occasion pour la distinguer de la doctrine des vertus qu’on peut trouver déjà chez Aristote :
Aristote, par exemple, attribue le progrès à la fois moral et scientifique à des qualités acquises qu’il appelle des vertus. Mais tout ce que Rousseau ou Descartes veulent, c’est libérer les énergies innées. Certes, Rousseau et ses disciples ne cessent de parler de « vertus ». Cependant, si l’on dépasse les simples mots, on se rend vite compte que c’est autre chose qu’ils recherchent. Leur idée du moyen d’atteindre l’excellence morale n’est pas de travailler pour l’obtenir, mais plutôt d’exploiter dans l’individu une spontanéité naturelle à la bonté, qu’ils tiennent pour antérieur à la fois à la rationalité et à l’ordre social. Souvenons-nous de ce célèbre passage de Rousseau où l’homme qui pense est décrit comme un « animal dénaturé » qui « naît bon » et que la société corrompt.
Il cite alors ce texte de Rousseau extrait de son Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes :
C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige. C’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : Péris, si tu veux ; je suis en sûreté. […] L’homme sauvage n’a point cet admirable talent ; et, faut de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité.
Dans cet extrait, l’appel au premier sentiment est déjà plus manifeste, et la critique de la raison (et sans doute de l’intelligence) paraît plus visible aussi. C’est le problème de Jean-Jacques Rousseau, il écrit de manière séduisante, il est donc parfois difficile de bien comprendre ce qu’il veut vraiment soutenir. Il faut donc être très attentif à l’ensemble de sa pensée pour voir que c’est la spontanéité sentimentale qu’il défend.
Yves Simon ajoute enfin concernant Rousseau :
Rousseau était bien sûr assez intelligent pour ne pas défendre ces paradoxes avec une absolue constance ; en effet, s’il l’avait fait ainsi, il n’aurait pas eu de lecteurs. Et c’est à ce titre, celui de substitut d’une authentique théorie sur les vertus, que l’enseignement de Rousseau continue d’agir en profondeur, le plus souvent inconsciemment, dans nos sociétés. Mais n’oublions pas que, pour Rousseau, au lieu d’une qualité acquise de l’esprit et du caractère, la « vertu » ne signifie rien d’autre qu’une « spontanéité naturelle ».
Avec notre connaissance de la pensée d’Augustin d’Hippone dans son De Trinitate, nous voyons combien Rousseau renverse, tout protestant qu’il se réclame, la pensée d’Augustin. Là où Augustin voyait le début de la sagesse dans l’harmonie de l’intelligence (la raison) et de la volonté, harmonie qui sera reprise et développée amplement par Thomas d’Aquin, Rousseau voit l’origine du mal dans la raison et appelle à la libération de notre spontanéité. Pour nous autres français, 1793, nous a montré combien la libération de la spontanéité conduit finalement et paradoxalement à la déesse Raison et aux pires des horreurs réalisées au nom même de l’amour de l’humanité !
Aperçu rapide de la pensée d’Emerson
Ralph Waldo Emerson va plus loin encore que Rousseau et de manière plus explicite encore. Il a d’une certaine manière le mérite de sa franchise. Yves Simon constate que pour réussir à le faire bien comprendre il est plus simple de le citer directement car ses écrits sont construits de « manière décousue » mais que ses formulations sont limpides.
La première citation qu’il nous donne nous permet de saisir l’individualisme acharné d’Emerson :
Croire à sa propre pensée, croire que ce qui est vrai pour soi, en son for intérieur, est vrai pour tout homme, c’est là le génie. Les grandes œuvres d’art n’ont rien de plus émouvant à nous enseigner que cela. Elles nous enseignent qu’il faut obéir à notre première impression avec humour et abandon, et ce d’autant plus que le concert des voix prend le parti opposé.
Emerson nous conseille par ailleurs de ne pas avoir peur de la contradiction. Or nous savons depuis Aristote que nous ne pouvons avoir aucune science sans le respect premier du principe de non contradiction. Aucun logicien sérieux, aucun scientifique sérieux et aucun philosophe sérieux ne peut prétendre le contraire. Croire que la morale pourrait reposer sur l’acceptation des contradictions dans nos raisonnements conduit à soutenir que pour sauver l’humanité il faudrait commencer par supprimer des hommes !
Emerson par ailleurs soutient que tous les hommes sages ont été incompris, et résume cela par cette formule : « être grand, c’est être incompris ».
Yves Simon fait alors le constat suivant :
Comme avec beaucoup d’autres expressions d’Emerson, le problème est ici que ce qu’il dit n’est pas entièrement faux. L’assertion « être grand, c’est être incompris » est certes logiquement défectueuse, parce qu’elle implique que pour être grand il suffit d’être incompris. Mais ce n’est évidemment pas ce qu’Emerson veut dire. Ce qu’il veut dire c’est que, lorsque la pensée est réellement profonde, elle est susceptible d’être mal comprise, ce qui est assez souvent avéré. Toutefois à mesure qu’il poursuit, vitupérant à la fois contre la conformité et la constance, Emerson fait des déclarations extravagantes au sujet du pouvoir qu’ont les individus d’écrire l’Histoire et de la plier à leur volonté. Et ainsi de suite : un lieu commun puis un trait de génie suivi par une demi-vérité, elle-même suivie par des contradictions parfois arrogantes et parfois inaperçues. Pourtant, parmi tous ses paradoxes, aucun n’est plus caractéristique de l’approche d’Emerson que son enthousiasme à placer le spontané et le volontaire en opposition.
Yves Simon ajoute :
Si nous appelons spontanée toute action qui procède de l’intérieur d’une personne et que nous admettons en même temps des degrés dans cette provenance depuis l’intérieur, nous reconnaissons que certaines actions sont plus spontanées que d’autres. Ainsi, il n’est pas rare que des écoles de philosophies soutiennent que l’action volontaire est spontanée d’une façon particulière. Nombreux sont ceux qui pensent que cette action procède de la partie la plus profonde du moi et qu’elle est tout à fait opposée à la spontanéité d’un simple réflexe physique. Emerson soutient toutefois l’opinion contraire.
Il cite alors Emerson :
Le magnétisme qu’exerce toute action originale s’explique lorsque l’on interroge la raison de la confiance en soi. À qui accorde-t-on la confiance ? Quel est le moi autochtone sur qui se fonde la confiance universelle ? Quelle est la nature du pouvoir de cet astre déconcertant la science, sans parallaxe, sans éléments calculables, qui confère un éclat de beauté à des actions triviales ou impures si la moindre marque d’indépendance y apparaît ? La recherche nous mène à cette source, tout à la fois essence du génie, de la vertu et de la vie, que nous appelons Spontanéité ou Instinct.
Quand il utilise le mot « vertu », il faut bien comprendre que ce mot n’a plus du tout le même sens que celui qu’utilisait Aristote, Cicéron ou Thomas d’Aquin. Emerson va même jusqu’à dire que cette « vertu », c’est-à-dire cette sagesse première selon lui, n’est imputable ni à la rationalité ni à la volonté, mais à l’intuition, mais cette notion d’intuition est évidemment très loin du sens de ce mot chez Henri Bergson. Son intuition n’a rien à voir avec la notion d’intelligence des anciens, mais relève beaucoup plus du sentiment immédiat qu’éprouve la conscience, sentiment qui peut tout aussi bien être une émotion, un désir par exemple, ou encore un fruit de l’imagination. Il justifie tout cela par son panthéisme :
La prépondérance de la nature sur la volonté n’est pas moins notable dans la vie pratique. Il y a dans l’Histoire moins d’intention que nous n’en assignons. Nous attribuons des plans profondément élaborés et longuement prévus à César et à Napoléon, mais le meilleur de leur pouvoir était dans la nature, pas en eux-mêmes. Les hommes à l’extraordinaire succès ont toujours chanté, à leurs heures honnêtes : « Non pas à nous, non pas à nous. » Selon la foi de leurs époques, ils ont érigé des autels à la Fortune, à la Destinée, ou à saint Julien… Un peu d’attention pour ce qui se passe autour de nous tous les jours devrait nous montrer qu’une loi plus élevée que celle de notre volonté règle les événements, que nos tâches pénibles sont inutiles et infructueuses, que nous sommes forts uniquement dans notre action spontanée, simple, facile, et qu’en nous contentant nous-mêmes avec obéissance nous devenons divins. La confiance et l’amour, un amour confiant, nous soulageront d’une charge immense de soucis. Ô mes frères Dieu existe. Il y a une âme au centre de la nature et au-dessus de la volonté de tout homme, de sorte qu’aucun d’entre nous peut faire du mal à l’univers.
Étrange Dieu que celui qui nous soutiendrait dans l’écoute et la mise en pratique du premier sentiment qui passe par notre conscience, quitte à ce que nos actions soient «impures» comme il le dit plus haut ! À ce rythme-là de nombreuses perversions peuvent être encouragées, il suffirait de suivre «sa spontanéité» et rien de mal ne pourrait arriver à l’univers ! Pourtant, combien de bourreaux ne deviendraient-ils pas capables avec cette devise de justifier leurs crimes sur des victimes innocentes ? « Je l’ai fait parce que j’ai senti qu’il fallait le faire, et de toute façon l’univers répond de mon action. » Quelle conception naïve de l’action humaine. Conception naïve et laxiste qui risque de conduire aux pires conséquences.
L’ingénierie sociale
Yves Simon choisit de nous présenter la pensée de Charles Fourier (1772-1837) car il considère que c’est sans doute le représentant le plus explicite de cette croyance opposée à celle de Rousseau. Autant Rousseau pensait que c’était la société qui corrompait les hommes et situait l’âge d’or de l’humanité dans le passé, autant Fourier pense que c’est au contraire la bonne organisation sociale qui sauvera l’humanité dans le futur. Il se propose, parfois de manière très étrange, d’appliquer les nouvelles pratiques industrielles de la fabrication des objets manufacturés aux individus humains, considérant que tous les problèmes humains se résoudront par une bonne ingénierie sociale. Yves Simon résume la pensée de Fourier ainsi :
Comme pratiquement tous les théoriciens sociaux de son époque, Fourier divise l’histoire de l’humanité en un nombre fini de différents stades. Il appelle « civilisation » la phase dans laquelle il vit, mais la considère tout bonnement atroce. De meilleurs temps viendront, toutefois, car l’« Âge de la Civilisation » est sur le point d’être remplacé par un « Âge de l’Harmonie », dans lequel les rapports sociaux suivront un plan strictement rationnel, scientifiquement conçu. Cet « Âge de l’Harmonie » doit être inauguré par la découverte (par Fourier lui-même) de la loi d’attraction passionnelle universelle, qu’il suffira ensuite d’appliquer par le biais de dispositifs institutionnels appropriés. Parmi ces dispositifs, également fourni par Fourier, le phalanstère est le plus célèbre. Probablement inventé par Fourier lui-même, à partir du grec phalanx, qui désigne une formation militaire, et de monastère, résidence des moines et des moniales, le terme de phalanstère désigne à la fois une unité de base de la société et le bâtiment qui l’abrite. D’après les plans détaillés de Fourier, un phalanstère typique devait comporter des dortoirs suffisants, une immense salle à manger, une cuisine et d’autres installations communes destinées aux 1500 membres environ qui s’y rassemblent dans un double objectif : surmonter l’écueil du travail nécessaire à la vie en société et pouvoir s’adonner à leurs passions « naturelles », quelles qu’elles soient. Par exemple, il envisageait le ramassage des ordures et le nettoyage des égouts par équipes, ou bandes de garçons qui aimaient effectivement jouer dans la saleté. Et il prévoyait différents phalanstères selon que les gens préfèrent le mariage monogame durable, le mariage monogame temporaire, le mariage polygame ou polyandre, le prétendu « amour libre », et d’autres sortes de relations sexuelles, le tout disposé selon une succession biologique ordonnée. Le caractère plutôt loufoque de tout cela n’a apparemment pas empêché certaines idées de Fourier de survivre jusqu’à ce jour, quoique dans des versions plus « académiques ». La propre foi invincible de Fourier en l’harmonie universelle à venir ne se limitait toutefois aucunement aux dispositifs sociaux. En effet, il était convaincu que l’harmonie sociale contribuerait à l’harmonie de la nature de telle sorte que la nature répondrait en produisant toute sorte de merveilleuses nouvelles espèces animales et végétales à l’usage de l’homme. La façon dont Fourier nomme et décrit cette faune et cette flore imaginaires constitue peut-être le comble de son excentricité. Cependant, nous pouvons également considérer cela comme étant la preuve définitive que jamais un penseur social n’a été plus convaincu que Fourier que la réponse ultime à tous les problèmes de l’homme se trouvait dans l’« ingénierie sociale ».
Yves Simon n’avait peut-être pas découvert la pensée d’Edward Bernays, de Walter Lippman et d’Aldous Huxley, mais il est évidemment possible de tenir compte de ce que disent ces trois auteurs. Nous pouvons aussi penser au livre de Serge Tchakhotine (1883-1973), Le viol des foules par la propagande politique. Pour ceux que cela intéresse, vous avez aussi le livre de Noam Chomsky (né en 1928) et de Robert W. McChesney (né en 1952) intitulé Propagande, médias et démocratie. Vous trouverez un cours complet sur la fabrique du consentement en lisant cet article.
La psycho-technologie
Bien qu’il ne faut pas sous-estimer l’apport réalisé par les différentes écoles de psychologie, Yves Simon considère que le troisième et dernier substitut des vertus vient de la place trop importante que les techniques de psychologies, que l’on peut aussi désigner par le terme de techniques de développement personnel, prennent dans la manière de répondre aux problèmes humains, aux problèmes rencontrés par les personnes humaines. L’influence de Freud dans cette prépondérance n’est pas évidemment pas mince, même si de nombreux autres penseurs lui ont succédé soit pour le critiquer soit pour préciser et développer sa pensée. Si vous voulez en savoir plus sur ce que dit Yves Simon sur Freud, je vous conseille de lire cet article.
Ce que Yves Simon reproche à la psychologie ce n’est pas d’apporter un soulagement aux souffrances humaines quand l’efficacité des méthodes est démontrée par les résultats de l’expérience. Que certains d’entre nous, à certains moments de notre vie, ayons besoin d’un accompagnement psychologique ou psychiatrique pour nous aider à traverser au mieux une période de souffrance morale qui met à mal notre capacité à discerner, n’a évidemment rien de mauvais. Ce qui est plus embêtant, c’est de croire que tout problème affectif trouverait sa réponse dans un accompagnement psycho-technique nous dispensant alors d’avoir à développer nos vertus personnelles.
En faisant preuve d’un peu d’humour en passant, il se remémore un dessin publié dans The New Yorker :
J’ai vu un jour dans The New Yorker un dessin dont la portée dépasse à mon avis le simple amusement. On y voit un homme, qui semble être un banquier prospère allongé sur un sofa, et un psychanalyste barbu, muni d’un stylo et d’un carnet, qui lui dit : « Vous vous sentez l’âme d’un misérable parce que vous êtes un misérable. »
Ce que reproche Yves Simon à la place grandissante qui a été prise par les psycho-techniques ce n’est pas qu’elles puissent aider à apaiser certains problèmes psychiques, c’est qu’elles finissent par cacher le fait que des problèmes psychiques peuvent en partie être liés aussi à une dimension morale. Il est vrai que la vision que Freud avait de la conscience morale ne risquait pas d’aider à se poser les vraies questions morales ! Son ressentiment vis-à-vis de l’autorité paternelle a produit un délire en effet particulièrement redoutable ! Et, en France, il n’a pas toujours été facile de critiquer la pensée de Freud tant ses disciples se sont sentis jugés par les critiques pourtant fondées qu’un certain nombre de psychiatres (Henri Baruk (1897-1999) et Rudolf Allers par exemple) émettaient.
Comme Yves Simon nous le rappelle :
Peu de personnes songent au fait que, derrière le problème des émotions maladives, des passions tordues, des compulsions destructrices, etc., demeure le réel problème du bon et du mauvais usage des tendances et des émotions saines, qui est un problème pour chacun, y compris pour ceux qui ont besoin d’une aide psychologique. Il semblerait que les gens refusent de voir un quelconque problème lié à l’usage, disons, d’une volonté solide, d’une bonne mémoire, d’une haute intelligence, d’un talent de chef, et ainsi de suite. Or, une telle attitude pourrait bien être précisément ce que la psycho-technique requiert pour fonctionner. À mon avis toutefois, la propagation d’une telle insensibilité morale représente l’un des problèmes les plus graves de notre époque.
Conclusion faite par Yves Simon
Yves Simon termine ce chapitre en rappelant que la conception commune de la vertu désigne la fiabilité humaine face aux aléas des épreuves que nous traversons. Il termine ainsi :
Le bon état de santé des qualités naturelles d’une personne ne garantit aucunement que cette personne en fera un bon usage. Être sain de corps et d’esprit n’implique pas d’être également honnête, fiable, charitable, sincère, courageux, juste, ni en un mot, vertueux. Et c’est pourquoi j’insiste sur le fait que, au-delà de ce que les techniques psychologiques peuvent faire en matière de maladies mentales et d’entretien des bonnes dispositions, la seule façon de garantir la fiabilité de l’homme passe par l’acquisition de vertus.
Lien avec la notion de personne
Pour résumer, avec Thomas d’Aquin nous découvrons qu’une personne humaine ne devient elle-même que par le développement de ses vertus. Et même si les vertus ne sont pas évoquées explicitement par Emmanuel Housset dans les textes donnés, la maîtrise de soi dont il est question n’est possible que par le développement des vertus. Seul le développement de nos vertus assure le développement unifié du composé humain corps et âme. Le corps devenant l’instrument privilégié de l’incarnation et donc de la réalisation des vertus. Comment en effet penser une justice ou une charité qui ne seraient pas incarnées ?
Pour le dire autrement, au terme de tout ce que nous avons vu sur la notion de personne, l’identité d’exode dont je vous ai parlé dans ma seconde introduction, consiste à répondre par nos actes vertueux aux événements que la vie nous offre. Nous pouvons certes répondre autrement que par des actes vertueux mais nous développons alors une personnalité altérée voire aliénée. Seul le développement des vertus nous assurent d’avancer dans la bonne direction, c’est-à-dire vers la terre promise que représente notre moi profond pour reprendre l’expression chère à Bergson.