À partir d’aujourd’hui, nous allons découvrir ensemble la pensée politique d’Hannah Arendt en nous appuyant sur des textes extraits de son livre Du mensonge à la violence publié en 1972. J’ai sélectionné 10 textes qui me semblaient particulièrement intéressants, ils sont tous extraits de la troisième partie de ce livre qui porte sur la violence.
Si j’ai choisi de vous faire connaître ces textes, c’est parce qu’ils nous permettent de prendre de la hauteur concernant la période historique que nous vivons et de mieux l’analyser afin de discerner quelles sont les actions qui s’offrent à nous en tant que citoyens.
Un certain nombre de ces textes pourront servir de manière indicative pour mes élèves actuels et leur liste de bac.
Le premier texte met en évidence l’un des dangers principaux de notre époque : l’existence d’une foi irrationnelle en de nombreuses pseudo-sciences. Une grande partie de la violence qui a traversé le XXème siècle prend sa source dans cette foi irrationnelle qui touche de nombreux domaines de nos sciences humaines.
J’ai choisi une image extraite du film Sully de Clint Eastwood pour illustrer ce texte. Le film raconte l’histoire du commandant Chesley « Sully » Sullenberger, qui a réussi l’amerrissage forcé du vol 1549 US Airways sur le fleuve Hudson en janvier 2009. Ce qui m’intéresse ici dans ce film, c’est que le commandant Sully, homme intègre, qui a sauvé tous ses passagers par son professionnalisme et son sang froid, va cependant être inquiété par les assurances qui lui reprochent sa décision de poser l’avion sur l’Hudson au lieu de retourner à l’aéroport. Ce reproche, outre qu’il est motivé par la cupidité, repose sur l’utilisation de simulations informatiques donnant tort à Sully. En réalité, au fur et à mesure du film, on s’aperçoit que les assureurs commettent exactement l’erreur que dénonce Hannah Arendt dans le texte suivant. Cela permet de montrer que malheureusement Hannah Arendt n’a pas été écoutée, et que dans de nombreuses situations, nos sociétés ont pris l’habitude d’écouter certains « experts » plutôt que le bon sens !
Dans ces conditions, rien n’est sans doute plus effrayant que le prestige sans cesse accru qu’au cours des dernières décennies certains esprits méthodiquement scientifiques se sont acquis dans les conseils des gouvernements. Le danger est non seulement que ces esprits aient suffisamment de sang-froid pour « envisager l’impensable », mais qu’en fait il se refusent à penser. Au lieu de s’abandonner à ce genre d’activité démodée qu’ignorent les ordinateurs, ils tirent les conséquences de certains ensembles de conditions hypothétiquement formulées, sans être en mesure toutefois de vérifier expérimentalement la réalité de leurs hypothèses de départ. Ces constructions hypothétiques d’éventualités à venir souffrent toujours de la même faille logique : ce qui est tout d’abord présenté comme une hypothèse — comportant, selon le degré d’élaboration, une ou plusieurs alternatives possibles — devient bientôt, généralement en l’espace de quelques paragraphes, une « réalité », qui engendre alors tout un enchaînement de « faits irréels », construits de façon similaire, avec cette conséquence que l’on oublie le caractère purement spéculatif de toute la construction. Est-il besoin de dire qu’il ne s’agit nullement là de science mais de spéculations pseudo-scientifique, et selon les termes de Noam CHOMSKY, « d’un effort désespéré des sciences sociales et des sciences du comportement pour imiter les sciences de la nature qui, elles, possèdent un contenu scientifique réellement signifiant » ? Et, ainsi que Richard N. GOODWIN le précisait récemment, dans un compte rendu où il avait le rare mérite de faire ressortir « l’humour inconscient » caractéristique de la plupart de ces théories pompeuses et pseudo-scientifiques, la plus évidente et la « plus sérieuse objection qui puisse être faite à ce genre de théorie stratégique, ce n’est pas son utilité limitée mais le fait qu’elle est dangereuse, car elle peut nous inciter à croire que nous comprenons et maîtrisons le cours des événements, alors qu’il n’en est rien. »
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence
Pour ceux qui voudraient télécharger le texte, voici une version imprimable : MV1