Le texte suivant est un texte de Romano GUARDINI extrait de son livre La fin des temps modernes ré-édité en 2020 par les éditions Pierre Téqui. Il va précisément de la page 88 à la page 100 de cette édition. Ici, je découpe un peu le texte en paragraphes et je mets parfois en gras ou en italique certains passages pour attirer votre attention, mais autrement je respecte le texte tel qu’il se présente dans le livre.
Ce texte me sert de support pour mon cours sur La fin des temps modernes. La version pdf de ce texte se trouve ici : Extrait-Guardini
Bonne lecture, bonne découverte.
L’homme que conçoivent les temps modernes n’existe pas. Sans cesse ils tentent de l’enfermer dans des catégories auxquelles il n’appartient pas : mécaniques, biologiques, psychologiques, sociologiques, toutes variations de la volonté foncière de faire de lui un être qui soit « nature », fût-ce une nature douée d’esprit. Mais il y a une chose qu’ils ne voient pas, qu’il est, cependant, d’abord et absolument : une personne finie qui existe en tant que telle, même si elle ne le veut pas, même si elle nie sa propre essence : Appelée par Dieu, en relation avec les choses et les autres personnes. Une personne qui possède la liberté magnifique et terrible de pouvoir maintenir le monde ou le détruire, bien plus : de pouvoir s’affirmer et s’accomplir elle-même ou s’abandonner et se perdre. Et cette dernière possibilité non pas comme un élément nécessaire dans un processus supra-personnel, mais comme quelque chose de réellement négatif, possible à éviter et, tout au fond, absurde.
Si la culture était ce qu’on vu en elle les temps modernes, elle n’aurait pas pu se tromper sur l’homme d’une telle manière, le perdre de vue à tel point et l’égarer hors de l’ordre comme elle l’a fait.
La même chose se manifeste par le danger toujours plus grand et plus pressant qui naît de la culture elle-même — aussi bien pour elle que pour l’homme dont elle est l’œuvre.
Ce danger provient de différentes sources, mais surtout de ce qui constitue la base de toute création culturelle, c’est-à-dire du pouvoir sur l’existant. L’homme des temps modernes pense que tout accroissement de puissance est en soi « progrès », un degré plus haut de sécurité, d’utilité, de bien-être, de force vitale, de plénitude des valeurs. En réalité, la puissance est quelque chose d’absolument polyvalent : elle peut créer le bien comme le mal, construire aussi bien que détruire. Ce qu’elle devient en réalité dépend de la pensée qui la régit et du but pour lequel on l’utilise. Mais un examen attentif montre qu’au cours des temps modernes, le pouvoir sur l’existant, hommes et choses, s’accroît, il est vrai, dans une mesure toujours plus considérable, mais que la façon de prendre au sérieux les responsabilités, la lucidité de la conscience, la force de caractère, ne vont absolument pas de pair avec cette montée. Il se révèle que l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir et même que, dans une large mesure, la conscience du problème lui fait défaut ou qu’elle se limite à certains dangers extérieurs, tels qu’ils se sont présentés dans la guerre et sont discutés par l’opinion publique.
Cela signifie que la possibilité devient sans cesse plus grande pour l’homme de mal utiliser sa puissance. Comme il n’existe pas encore d’éthique réelle et efficace concernant l’usage de celle-ci, la tendance s’accentue sans cesse de considérer cet usage comme un processus naturel pour lequel existent non pas des normes de liberté, mais de prétendues nécessités : l’utilité et la nécessité.
Bien plus : l’évolution donne l’impression que la puissance s’objectivise, comme si, au fond, elle n’était plus possédée et utilisée par l’homme mais qu’elle continuât à se déployer et poussât à l’action de son propre chef, par la logique de la position des questions scientifiques, des problèmes techniques, des tensions politiques.
Et cela signifie que la puissance devient démoniaque. On a tant prononcé et écrit ce mot qu’il est usé, comme tous ceux qui sont importants pour l’existence de l’homme. Avant de l’employer, il faut donc réfléchir à son caractère de gravité. Il n’existe rien qui soit sans maître. Dans la mesure où cet existant est nature — le mot étant pris ici dans son sens authentique de création non personnelle —, il appartient à Dieu dont la volonté s’exprime dans les lois qui régissent la nature. Si cet existant apparaît dans le domaine de la liberté humaine, il doit appartenir à un homme sous sa responsabilité. Si les choses ne se passent pas ainsi, il ne redevient pas « nature », supposition faite à la légère, par laquelle les temps modernes se consolent plus ou moins consciemment ; il ne reste pas simplement disponible, en réserve, pour ainsi dire, mais quelque chose d’anonyme en prend possession. Traduisons ce fait en langage psychologique : il est régi par l’inconscient, quelque chose de chaotique dont les possibilités de destruction sont au moins aussi fortes que celles de salut et de construction. Ce n’est pas tout encore. Quand la conscience de l’homme n’assume pas la responsabilité de la puissance, les démons en prennent possession. Et par ce mot, nous n’entendons pas nous plier aux usages actuels du journalisme, mais dire exactement ce qu’entend la Révélation : des êtres spirituels, créés bons par Dieu, mais déchus, séparés de lui, qui ont opté pour le mal et sont maintenant résolus à perdre sa création. Ce sont ces démons qui régissent alors la puissance de l’homme : par ses instincts apparemment naturels, mais rebelles en réalité, par sa logique apparemment si serrée, mais en réalité si facilement influençable, par son égoïsme si démuni sous toutes les violences. Lorsque l’on considère l’histoire des dernières années sans préjugés rationalistes et naturalistes, son comportement et ses dispositions psychologiques et spirituelles parlent assez clairement.
Les temps modernes ont oublié tout cela parce que la foi révoltée de l’autonomisme les a rendus aveugles. Ils ont pensé que l’homme pouvait tout simplement posséder la puissance et se sentir en sécurité quand il en ferait usage — par on ne sait quelle logique des choses dont le comportement pouvait lui inspirer autant de confiance dans le domaine de sa liberté, que dans celui de la nature. Mais il n’en est pas ainsi. Dès qu’une énergie, une matière, une structure ou que ce soit pénètre dans le domaine de l’homme, elle y reçoit un caractère nouveau. Elle n’est plus simplement nature, mais devient un élément du milieu humain. Elle participe à la liberté, mais aussi à la vulnérabilité de l’homme et, par là, offre elle-même de nombreuses possibilités de caractère positif comme de caractère négatif.
La même substance chimique est, dans l’organisme, différente de ce qu’elle est dans le minéral parce que l’organisme la reçoit dans une nouvelle structure et une nouvelle forme fonctionnelle. Ce serait une façon de penser non scientifique et simpliste si l’on disait que l’acide est toujours de l’acide. De façon abstraite, oui, mais pas dans le concret, car la structure dans laquelle se trouve l’acide le détermine concrètement. Un organe est, dans le corps de l’animal, différent de ce qu’il est dans le corps de l’homme, car il pénètre là dans les formes vitales de l’esprit, dans le domaine de ses émotions, de ses expériences rationnelles et éthiques ; il acquiert là de nouvelles possibilités de réalisation comme de destruction. Nous n’avons qu’à comparer ce que l’on attribue au « cœur » dans un être humain et dans un animal. Ne pas le voir serait du simplisme matérialiste. Celui-ci se manifeste encore dans l’optimisme des temps modernes qui pensent que la « culture » est quelque chose d’assuré en soi. À vrai dire, on entend par là que les réalités naturelles accèdent au domaine de la liberté et y acquièrent une potentialité de caractère nouveau. En elles, de toutes nouvelles possibilités d’action sont libérées — mais, par là même, elles sont aussi en péril et provoquent des catastrophes lorsqu’elles ne sont pas insérées par des hommes dans l’ordre alors exigé, c’est-à-dire celui de la personne morale.
Sinon, aurait-il pu se produire, en pleine culture européenne, des choses comme celles qui se sont passées pendant les dernières décades ? Toute cette horreur n’est pas tombée tout droit du ciel, disons plus exactement, n’est pas montée tout droit de l’enfer. Tous ces systèmes inconcevables d’avilissement et de destruction n’ont pas été imaginés alors que tout était dans l’ordre auparavant. Des monstruosités ainsi accomplies en pleine conscience ne doivent pas être uniquement imputées à quelques dénaturés ou à de petits groupes : elles procèdent de désordres et d’intoxications depuis longtemps en œuvre.
Ce qui a pour nom loi morale, responsabilité, honneur, vigilance de la conscience ne disparaît pas à tel point du comportement d’une vie en commun s’il n’a pas été déprécié depuis longtemps déjà. Mais tout cela ne pourrait pas se produire si la culture était ce que les temps modernes voient en elle.
Ils [les temps modernes] font comme si la matière du monde, dès qu’elle entre dans le domaine de la liberté, était aussi en sécurité que dans le domaine de la nature. Comme s’il se produisait là une nature au second degré, à laquelle on peut se fier tout comme à la première, bien que d’une façon plus compliquée et plus instable. De là naît un laisser-aller, voire un manque de conscience dans la façon de traiter l’existant qui devient toujours plus incompréhensible à l’observateur au fur et à mesure qu’il étudie plus exactement l’évolution de la culture. Et de là procède un danger toujours plus grand, matériellement et spirituellement, pour l’homme comme pour son œuvre, pour l’individu comme pour la collectivité.
Peu à peu on commence à le reconnaître — sera-ce assez vite pour arrêter une catastrophe qui frapperait toute la Terre et dépasserait de loin le malheur d’une guerre ? C’est là une autre question. En tout cas, la foi superstitieuse de la bourgeoisie en la sécurité incluse dans le progrès est ébranlée. Beaucoup soupçonnent que « la culture » n’est pas ce qu’on cru les temps modernes, non pas une belle sécurité, mais un risque de vie et de mort, dont personne ne sait ce qui résultera.
Nous avons parlé d’un « homme non humain » et d’une « nature non naturelle ». Il faudrait maintenant trouver un mot qui exprimât le caractère de l’œuvre en devenir. J’avoue ne pas pouvoir le trouver. Déjà les autres définitions prêtent à méprise. Dans le concept de l’« humain » est inclus celui de l’ « homme », si bien que la désignation choisie signifie littéralement « ce qui n’est pas de l’homme ». Et pourtant, c’est bien de lui qu’il s’agit ! Peut-être même d’une manifestation extrême de ce qui s’appelle « homme ». D’une option suprême dans laquelle son être se détermine, cet être auquel il est assigné de recevoir ses déterminations définitives non pas de la « nature », mais de ses options.
De même, ce que la science désigne comme essence des choses, c’est la nature, elle précisément, de sorte que, ici encore, la désignation choisie semble se supprimer elle-même.
Je peux donc seulement espérer que le lecteur comprendra ces deux expressions dans le sens où je les entends, c’est-à-dire à partir de l’histoire.
L’« humain » comme cette forme particulière de ce qui concerne l’homme qui, depuis l’Antiquité jusqu’à une période avancée des temps modernes, a été la norme, et le « naturel » comme cette image de la réalité extérieure que cet homme voyait autour de lui et avec laquelle il entretenait des rapports. Pour la culture qui vient, je ne vois vraiment pas de désignation, car parler d’une « culture non culturelle » serait, il est vrai, exact dans le sens entendu ici, mais trop flottant pour pouvoir être employé.
En tout cas, l’homme non humain, la nature non naturelle et la forme pressentie de l’œuvre humaine future sont en corrélation.
Cette image de l’œuvre humaine est profondément différente de la précédente. Il lui manque, précisément, ce que représente la « culture » dans l’ancien sens : la fécondité paisible, l’épanouissement, la bienfaisance. Elle est incomparablement plus dure et plus tendue. Le caractère « organique », au sens de croissance comme au sens de proportion, lui fait défaut. Elle est voulue et réalisée par l’effort. Ce qui procède d’elle, ce n’est pas une sphère où l’on demeure et prospère en sécurité ; bien plutôt, des concepts comme celui de l’atelier de travail et de camp de guerre se présentent à l’esprit.
L’œuvre humaine future — nous devons encore une fois y revenir — présentera surtout un trait caractéristique : celui du danger. Le fondement le plus simple pour la nécessité et le sens de la culture réside en ce qu’elle crée une sécurité. C’est là que s’exprime avant tout l’expérience de l’homme du passé qui se voyait entouré d’une nature qu’il ne comprenait pas et qu’il dominait. Pour lui, la culture représentait tout ce qui refoulait les puissances envahissantes et rendait la vie possible. Peu à peu, la sécurité s’accrut. La nature perdit son caractère étranger et dangereux ; elle devint ce domaine rempli de biens inépuisables, d’une force de renouvellement sans cesse agissante et d’une pureté originelle, que les temps modernes ont vu en elle. Puis les rapports se modifièrent de nouveau : l’histoire évoluant, l’homme se retrouva dans une sphère de danger et celui-ci, précisément, naquit de ces efforts et de ces structures qui avaient triomphé du premier danger, c’est-à-dire qu’il est né de la culture elle-même.
Il [le danger] ne procède pas de difficultés particulières dont la science et la technique ne seraient pas encore venues à bout, mais de ce qui constitue un des éléments fondamentaux de toute action humaine, même de la plus spirituelle, à savoir de la puissance. Avoir une puissance signifie être maître du donné. Grâce à elle, les effets directs de l’existant qui est en jeu et qu’il tourne contre notre vie, sont désarmés et, le cas échéant, adaptés aux exigences de cette vie. C’est ce qui s’est produit à un degré éminent. Dans une large mesure, l’homme a en main les effets directs de la nature. Mais non pas l’effet indirect : cet « avoir en main lui-même ». Il a pouvoir sur les choses, mais il n’a pas — disons-le avec plus de confiance — il n’a pas encore son pouvoir en son pouvoir.
L’homme est libre et peut utiliser sa puissance à son gré. Mais c’est précisément là que réside la possibilité d’en faire un mauvais usage : mauvais au sens de méchant comme au sens de destructeur. Qu’est-ce qui garanti que l’usage est licite ? Rien. Rien ne garantit que la liberté prendra une décision juste. Ce qui peut se produire n’est que vraisemblable et ce serait que la bonne volonté devînt un état d’esprit, une attitude, un caractère. Mais l’examen sans préjugés doit — nous l’avons déjà remarqué — constater qu’une formation du caractère qui rendrait vraisemblable le bon usage de la puissance n’existe pas. L’homme des temps modernes n’est pas préparé à cette montée démesurée de sa puissance. Sur l’usage de celle-ci, il n’existe pas encore d’éthique rigoureusement pensée et frappée au coin de l’efficacité, moins encore une éducation dans ce sens, soit d’une élite, soit de la collectivité.
Pour toutes ces raisons, le danger fondamental qui a la liberté pour origine a pris une forme pressante. La science et la technique ont rendu disponibles à un tel degré les énergies de la nature, comme celles de l’homme lui-même, que des destructions d’une étendue absolument imprévisible, aiguës ou chroniques, peuvent avoir lieu. Il est absolument exact de dire que, désormais, une nouvelle ère de l’histoire commence. Désormais et pour toujours, l’homme vivra en marge d’un danger qui menace toute son existence et qui grandira sans cesse.
Si l’on ajoute encore la considération évoquée ci-dessus et propre à nous endormir, d’une culture assurée en soi et qui crée la sécurité, on voit à quel point l’humanité d’aujourd’hui est peu préparée à administrer l’héritage que représente la puissance acquise jusqu’ici. À tout moment, la situation peut la renverser. Et non seulement les éléments sans force en elle, mais aussi et surtout, précisément, les éléments actifs, les conquérants, les organisateurs, les chefs. Dans les deux précédentes décades, le premier exemple monstrueux nous en a fait faire l’expérience, mais il semble que trop peu de personnes l’aient réellement compris. Sans cesse l’impression s’impose que le moyen par lequel on vient à bout des problèmes qui montent comme un flot, c’est, en dernière analyse, la violence. Mais cela signifierait que le mauvais usage de la puissance devient la règle.
Le problème essentiel, autour duquel tournera la future tâche de la culture et dont la solution commandera tout, non seulement le bien-être ou la misère, mais la vie ou la mort, c’est la puissance. Non pas pour l’intensifier, cela ira de soi, mais pour la dompter et en faire bon usage.
Les forces chaotiques primitives sont vaincues : sous sa forme immédiatement donnée, la nature obéit. Mais elles réapparaissent au sein de la culture elle-même et leur élément est, précisément, ce qui a vaincu les forces primitives : la puissance elle-même.
Dans ce second déchaînement chaotique, tous les abîmes des origines se sont rouverts. Voici, de nouveau, l’envahissement désordonné des forêts meurtrières. Tous les monstres de solitudes, tous les effrois des ténèbres sont revenus. L’homme se trouve de nouveau en présence du chaos, et c’est d’autant plus terrible que la plupart des hommes ne le voient absolument pas, parce que l’on entend partout discourir les gens qui ont une formation scientifique, que des machines sont en action et que des administrations fonctionnent.
Peut-être ce qui précède a-t-il montré plus clairement pourquoi nos nous sommes demandé si nous ne devions pas employer le terme de « culture non culturelle ». Si ce que l’homme des siècles passés a produit, en quoi il était établi, était une culture, ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui est effectivement quelque chose de différent, dont la sphère essentielle est autre ; autre est son caractère et autre ce qui en dépend.
La vertu dominante sera avant tout le sérieux qui veut la vérité. Peut-être nous est-il permis d’en trouver les symptômes dans l’objectivité dont on voit maints indices. Il veut savoir ce qui est réellement en jeu à travers tous ces bavardages sur le progrès et la connaissance totale de la nature, et il prendre la responsabilité que lui impose la nouvelle situation.
La deuxième vertu sera la force. Une force sans pathétique, spirituelle, engageant la personne, et opposés au chaos menaçants. Elle devra être plus pure et plus intense que celle qui est exigée devant les bombes atomiques et les engins semeurs de bactéries, car il lui faudra se mesurer à l’ennemi universel ; le chaos qui monte dans l’œuvre humaine elle-même et, comme toute force réellement grande, elle aura contre elle le nombre, l’opinion publique, les contre-vérités condensées dans les slogans et les organisations.
Et en troisième lieu : la liberté devra s’y ajouter. La liberté intérieure à l’égard de la violence qui exerce son emprise sous toutes les formes ; à l’égard des puissances de suggestions par la propagande, la presse, la radio et le cinéma ; à l’égard du désir de puissance, de son ivresse et de son caractère démoniaque qui agissent jusque dans les domaines spirituels. Cette liberté ne peut être acquise que par une véritable éducation, extérieure et intérieure. Et par l’ascèse. Devant l’ascèse, le sentiment des temps modernes était tout d’aversion, elle était comme la synthèse de ce dont ils voulaient se libérer. Mais précisément par là, ils se sont intérieurement abandonnés au sommeil, livrés à eux-mêmes. Par la lutte contre soi et le renoncement, l’homme doit apprendre à se maîtriser et, par là aussi, à maîtriser sa propre puissance. La liberté ainsi acquise s’appliquera alors sérieusement aux options réelles, tandis qu’aujourd’hui nous voyons traiter des billevesées avec une gravité quasi métaphysiques. Elle transformera le simple courage en force véritable et démasquera les héroïsmes illusoires au nom desquels l’homme d’aujourd’hui, envoûté par des absolus illusoires, se laisse sacrifier. De tout cela, il faut que naisse finalement un art spirituel de gouvernement dans lequel puissance règnera sur la puissance. Il distinguera le juste du faux, le but et les moyens. Il trouvera la mesure et créera dans l’effort du travail et du combat une sphère où l’homme pourra vivre avec dignité et joie. C’est cela seulement qui sera la véritable puissance.
J’espère avoir montré qu’il ne s’agit pas ici de pessimisme. Ou, pour mieux dire, d’un faux pessimisme, car il en existe aussi un juste sans lequel rien de grand ne se fait. Il est la force amère qui rend le cœur fort et l’esprit créateur capables de faire œuvre durable.
Ce pessimisme devrait certes être représenté. Il faudrait montrer la seule et véritable option qui est à l’arrière-plan de nombreuses options particulières telles qu’elles s’imposent partout. Ces possibilités sont ou bien la fin par la destruction intérieure comme extérieure — ou bien une nouvelle forme du monde où vivrait une humanité consciente de ce qu’elle signifie et ayant des possibilités d’advenir.
On ne s’interrompra pas ici sur la nature et le caractère de cette forme du monde. Si l’on rapprochait les divers indices qui se montrent un peu partout, si l’on étudiait les particularités des formes et des structures en devenir et si l’on essayait de comprendre les motifs et les attitudes en action, il y aurait certes beaucoup de choses à dire. Mais elles dépasseraient le cadre de cet opuscule et nous les remettrons à une autre occasion.
Si nous comprenons exactement les textes eschatologiques de la Sainte Écriture, la confiance et la force constitueront le caractère propre de la fin des temps. Le milieu chrétien, la culture chrétienne, l’assurance donnée par la tradition perdront de leur force. Ce sera là un des éléments de ce danger de scandale dont il est dit que « si c’était possible, les élus eux-mêmes succomberaient » (Matthieu 24, 24).
La solitude de la foi sera terrible. L’amour, la charité disparaîtra du comportement général du monde (Matthieu 24, 12). Elle ne sera plus comprise ; elle ne pourra plus être. Elle deviendra d’autant plus précieuse lorsqu’elle ira d’un isolé à un autre isolé — force du cœur émanant directement de l’amour de Dieu, telle qu’elle s’est manifestée dans le Christ. Peut-être fera-t-on une expérience toute nouvelle de cette charité, souveraine dans son caractère spontanée, indépendante du monde, mystérieuse en son pourquoi suprême. Peut-être la charité acquerra-t-elle une profondeur d’entente qui n’a pas encore existé. Quelque chose de ce qui s’exprime dans ces paroles qui sont la clef du message de Jésus sur la Providence : pour l’homme qui fait de la volonté et du règne de Dieu son premier souci, les choses se transforment (Matthieu 6,33).
Ce caractère eschatologique se révèlera, me semble-t-il, dans l’attitude religieuse qui s’amorce. On n’entend pas par là annoncer une apocalypse bon marché. Personne n’a le droit de dire que la fin approche, alors que le Christ lui-même a déclaré que le Père seul connaît les choses de la fin (Matthieu 24, 36). Si donc il est question ici d’une approche de la fin, elle est entendue non comme temporelle, mais comme essentielle, c’est-à-dire que notre existence approche de l’option absolue et de ses conséquences : des possibilités les plus hautes comme des périls les plus extrêmes.