J’ai décidé de commencer mon introduction du cours d’anthropologie et d’éthique de ces deux années à venir par une lecture commentée d’un extrait assez long de l’un des grands théologiens du XXème siècle, théologien aimé de notre pape émérite Benoît XVI et de notre pape François : il s’agit de Romano GUARDINI. Je vais donc vous faire « la lecture » ! 😇
Cet extrait vient de son livre la fin des temps modernes, livre écrit en 1950. Vous trouverez le texte au format pdf ici : Extrait-Guardini.
Présentation de Romano GUARDINI
Source de la biographie : Journal La Croix du 17 décembre 2017
Romano GUARDINI (1885-1968) est un prêtre catholique et théologien italien qui a vécu essentiellement en Allemagne. Il fait partie des grands théologiens du XXème siècle. On lui doit en particulier une réflexion approfondie sur la liturgie. Son procès en béatification a été ouvert le 16 décembre 2017.
Il a profondément influencé notre pape Benoît XVI et notre pape François a pendant un temps envisagé d’écrire sur lui une thèse de doctorat.
Romano GUARDINI travaille beaucoup sur la liturgie, devenant un des principaux protagonistes du Mouvement liturgique en Allemagne avec ses livres L’esprit de la liturgie (1918), Les signes sacrés (1922) et La Messe (1939).
En 1939, son poste de professeur à l’Université de Bonn est supprimé par les nazis. Il essaye alors de fonder une sorte d’université populaire et organise les rencontres qui ont lieu le deuxième mardi de chaque mois dans l’église des jésuites à Berlin. Mais la Gestapo l’empêche de continuer cette activité.
À l’été 1943, il se réfugie dans une petite paroisse des Préalpes bavaroises, où il a l’occasion de mettre sur papier ses réflexions sur l’expérience de la civilisation européenne moderne. Il publiera par la suite deux ouvrages Liberté, grâce, destin (Munich, 1948) et La fin des temps modernes (Bâle, 1950).
Après la guerre, Romano GUARDINI enseigne en 1945 à l’université de Tübingen puis, à partir de 1948, à celle de Münich (où Joseph Ratzinger comptera parmi ses étudiants), jusqu’à sa retraite en 1963. En 1965, Paul VI voulut le créer cardinal, mais Romano GUARDINI refuse et il s’éteint à Munich le 1er octobre 1968.
Benoit XVI s’est souvent référé à son ancien maître et a notamment repris le titre de L’Esprit de la liturgie pour l’un de ses propres ouvrages paru en 2000. Il a en outre toujours revendiqué sa parenté intellectuelle avec Romano GUARDINI.
De son côté, le pape François a lui aussi été très influencé par Romano GUARDINI dont l’ouvrage Le Seigneur (1937) l’a beaucoup marqué pendant son noviciat. Jorge Mario BERGOGLIO s’est aussi beaucoup intéressé à L’Opposition (1925) où le théologien critique les conceptions dialectiques marxistes et hégéliennes.
En 1986, le père BERGOGLIO avait commencé en Allemagne une thèse de doctorat en théologie sur le sujet mais il ne l’a pas menée à terme. Néanmoins, on trouve dans cette réflexion les germes de la pensée de François sur la réforme de l’Église et son idée de la « culture de la rencontre ».
Enfin, François comme Benoît XVI ont tous les deux été inspirés par ce que Romano GUARDINI a écrit sur l’Europe et son souci de l’avenir d’un continent qui tend à renier son passé.
La mise en garde de Romano GUARDINI
L’extrait que je vais vous lire se situe dans le chapitre IV de son livre publié en 1950, La fin des temps modernes, précisément de la page 88 à la page 100. C’est une lecture assez longue, et je vais m’arrêter régulièrement pour commenter cette lecture. Cela pourra vous paraître une étrange manière d’entrer en matière, mais je crois que la mise en garde de Romano GUARDINI mérite d’être étudiée précisément pour que nous soyons capables de nous comporter en chrétien dans les changements qui viennent. Ce texte rejoint providentiellement l’orientation que je voulais donner à mon cours de philosophie, c’est pourquoi je m’autorise à vous le présenter en détail.
Une erreur de conception de l’homme
Il commence d’abord par mettre en évidence l’erreur de conception que les temps modernes se faisaient de l’homme :
L’homme que conçoivent les temps modernes n’existe pas. Sans cesse ils tentent de l’enfermer dans des catégories auxquelles il n’appartient pas : mécaniques, biologiques, psychologiques, sociologiques, toutes variations de la volonté foncière de faire de lui un être qui soit « nature », fût-ce une nature douée d’esprit. Mais il y a une chose qu’ils ne voient pas, qu’il est, cependant, d’abord et absolument : une personne finie qui existe en tant que telle, même si elle ne le veut pas, même si elle nie sa propre essence : Appelée par Dieu, en relation avec les choses et les autres personnes. Une personne qui possède la liberté magnifique et terrible de pouvoir maintenir le monde ou le détruire, bien plus : de pouvoir s’affirmer et s’accomplir elle-même ou s’abandonner et se perdre. Et cette dernière possibilité non pas comme un élément nécessaire dans un processus supra-personnel, mais comme quelque chose de réellement négatif, possible à éviter et, tout au fond, absurde.
Conséquences sur les cultures humaines
Il en déduit les conséquences que cette mauvaise conception de l’homme entraîne sur le développement des cultures humaines :
Si la culture était ce qu’on vu en elle les temps modernes, elle n’aurait pas pu se tromper sur l’homme d’une telle manière, le perdre de vue à tel point et l’égarer hors de l’ordre comme elle l’a fait.
La même chose se manifeste par le danger toujours plus grand et plus pressant qui naît de la culture elle-même — aussi bien pour elle que pour l’homme dont elle est l’œuvre.
Il précise alors la nature de ce danger que les cultures humaines peuvent représenter en raison de cette mauvaise conception de l’homme que nous trouvons dans les temps modernes :
Ce danger provient de différentes sources, mais surtout de ce qui constitue la base de toute création culturelle, c’est-à-dire du pouvoir sur l’existant. L’homme des temps modernes pense que tout accroissement de puissance est en soi « progrès », un degré plus haut de sécurité, d’utilité, de bien-être, de force vitale, de plénitude des valeurs. En réalité, la puissance est quelque chose d’absolument polyvalent : elle peut créer le bien comme le mal, construire aussi bien que détruire. Ce qu’elle devient en réalité dépend de la pensée qui la régit et du but pour lequel on l’utilise. Mais un examen attentif montre qu’au cours des temps modernes, le pouvoir sur l’existant, hommes et choses, s’accroît, il est vrai, dans une mesure toujours plus considérable, mais que la façon de prendre au sérieux les responsabilités, la lucidité de la conscience, la force de caractère, ne vont absolument pas de pair avec cette montée. Il se révèle que l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir et même que, dans une large mesure, la conscience du problème lui fait défaut ou qu’elle se limite à certains dangers extérieurs, tels qu’ils se sont présentés dans la guerre et sont discutés par l’opinion publique.
Cela signifie que la possibilité devient sans cesse plus grande pour l’homme de mal utiliser sa puissance. Comme il n’existe pas encore d’éthique réelle et efficace concernant l’usage de celle-ci, la tendance s’accentue sans cesse de considérer cet usage comme un processus naturel pour lequel existent non pas des normes de liberté, mais de prétendues nécessités : l’utilité et la nécessité.
Bien plus : l’évolution donne l’impression que la puissance s’objectivise, comme si, au fond, elle n’était plus possédée et utilisée par l’homme mais qu’elle continuât à se déployer et poussât à l’action de son propre chef, par la logique de la position des questions scientifiques, des problèmes techniques, des tensions politiques.
Une donnée oubliée de la Révélation
Il rappelle alors une donnée de la Révélation qui a malheureusement été occultée par les temps modernes. Cela me fait penser au texte célèbre de notre poète Charles Baudelaire que je vous lierai après le passage suivant de Romano GUARDINI p. 90 :
Et cela signifie que la puissance devient démoniaque. On a tant prononcé et écrit ce mot qu’il est usé, comme tous ceux qui sont importants pour l’existence de l’homme. Avant de l’employer, il faut donc réfléchir à son caractère de gravité. Il n’existe rien qui soit sans maître. Dans la mesure où cet existant est nature — le mot étant pris ici dans son sens authentique de création non personnelle —, il appartient à Dieu dont la volonté s’exprime dans les lois qui régissent la nature. Si cet existant apparaît dans le domaine de la liberté humaine, il doit appartenir à un homme sous sa responsabilité. Si les choses ne se passent pas ainsi, il ne redevient pas « nature », supposition faite à la légère, par laquelle les temps modernes se consolent plus ou moins consciemment ; il ne reste pas simplement disponible, en réserve, pour ainsi dire, mais quelque chose d’anonyme en prend possession. Traduisons ce fait en langage psychologique : il est régi par l’inconscient, quelque chose de chaotique dont les possibilités de destruction sont au moins aussi fortes que celles de salut et de construction. Ce n’est pas tout encore. Quand la conscience de l’homme n’assume pas la responsabilité de la puissance, les démons en prennent possession. Et par ce mot, nous n’entendons pas nous plier aux usages actuels du journalisme, mais dire exactement ce qu’entend la Révélation : des êtres spirituels, créés bons par Dieu, mais déchus, séparés de lui, qui ont opté pour le mal et sont maintenant résolus à perdre sa création. Ce sont ces démons qui régissent alors la puissance de l’homme : par ses instincts apparemment naturels, mais rebelles en réalité, par sa logique apparemment si serrée, mais en réalité si facilement influençable, par son égoïsme si démuni sous toutes les violences. Lorsque l’on considère l’histoire des dernières années sans préjugés rationalistes et naturalistes, son comportement et ses dispositions psychologiques et spirituelles parlent assez clairement.
Pour faire écho à Romano GUARDINI, j’aimerais vous faire connaître ce poème en prose de Charles Baudelaire. Cela permet de nous rendre compte qu’il ne faut pas être surpris qu’une partie de nos concitoyens ne croient plus en l’existence du diable. C’est justement l’une de ses tactiques de susciter ce scepticisme.
Dans l’Église elle-même on trouve parfois certaines personnes qui partagent ce scepticisme. Le fait que certains aient utilisé le terme de non-personne pour décrire le diable a pu parfois prêter à confusion. Il n’est pas faut de dire qu’il est une non-personne dans le sens où la personne se définissant par la qualité de ses relations, la seule relation inter-individuelle que le diable connaisse, c’est la relation de domination où il se trouve lui-même en position de dominer. Cependant, il ne faudrait pas en déduire qu’une non-personne n’aurait pas d’existence réelle mais serait simplement une manière symbolique de parler de la réalité. Selon les données de la révélation, comme le rappelle Romano GUARDINI, le diable existe réellement, et est particulièrement actif quand nous sous-estimons son existence.
La foi révoltée de l’autonomisme
Il continue en expliquant pourquoi les temps modernes ont oublié l’action des anges déchus :
Les temps modernes ont oublié tout cela parce que la foi révoltée de l’autonomisme les a rendus aveugles. Ils ont pensé que l’homme pouvait tout simplement posséder la puissance et se sentir en sécurité quand il en ferait usage — par on ne sait quelle logique des choses dont le comportement pouvait lui inspirer autant de confiance dans le domaine de sa liberté, que dans celui de la nature. Mais il n’en est pas ainsi. Dès qu’une énergie, une matière, une structure ou que ce soit pénètre dans le domaine de l’homme, elle y reçoit un caractère nouveau. Elle n’est plus simplement nature, mais devient un élément du milieu humain. Elle participe à la liberté, mais aussi à la vulnérabilité de l’homme et, par là, offre elle-même de nombreuses possibilités de caractère positif comme de caractère négatif.
Arrêtons-nous un peu sur cette cause évoquée par Romano GUARDINI : la foi révoltée de l’autonomisme. Je ne vais pas développer aujourd’hui cette foi révoltée mais nous aurons l’occasion d’y revenir. Je crois qu’elle vient de ce que l’un des philosophes du soupçon, Friedrich NIETZSCHE, appelait le ressentiment. Je vous ferai un cours complet là-dessus en vous présentant la pensée de NIETZSCHE puis la correction apportée par le philosophe allemand Max SCHELER. Je vous présenterai aussi l’apport d’Albert CAMUS dans son livre L’homme révolté.
Il me semble en effet qu’il faut comprendre cette foi révoltée pour savoir comment lui répondre. La thèse que je vous présenterai consiste à soutenir que Jésus a anticipé tout cela en nous demandant de mettre en pratique le pardon, notion que nous étudierons de très près, notion qui n’est pas seulement religieuse mais aussi humaine.
Une conception trop optimiste de la culture humaine
Après avoir montré que la mauvaise conception de la nature humaine qui entraînait de mauvaises pratiques culturelles venait essentiellement de la foi révoltée de l’autonomisme, il va essayer d’expliquer d’où vient cette erreur de conception.
La même substance chimique est, dans l’organisme, différente de ce qu’elle est dans le minéral parce que l’organisme la reçoit dans une nouvelle structure et une nouvelle forme fonctionnelle. Ce serait une façon de penser non scientifique et simpliste si l’on disait que l’acide est toujours de l’acide. De façon abstraite, oui, mais pas dans le concret, car la structure dans laquelle se trouve l’acide le détermine concrètement. Un organe est, dans le corps de l’animal, différent de ce qu’il est dans le corps de l’homme, car il pénètre là dans les formes vitales de l’esprit, dans le domaine de ses émotions, de ses expériences rationnelles et éthiques ; il acquiert là de nouvelles possibilités de réalisation comme de destruction. Nous n’avons qu’à comparer ce que l’on attribue au « cœur » dans un être humain et dans un animal. Ne pas le voir serait du simplisme matérialiste. Celui-ci se manifeste encore dans l’optimisme des temps modernes qui pensent que la « culture » est quelque chose d’assuré en soi. À vrai dire, on entend par là que les réalités naturelles accèdent au domaine de la liberté et y acquièrent une potentialité de caractère nouveau. En elles, de toutes nouvelles possibilités d’action sont libérées — mais, par là même, elles sont aussi en péril et provoquent des catastrophes lorsqu’elles ne sont pas insérées par des hommes dans l’ordre alors exigé, c’est-à-dire celui de la personne morale.
Sinon, aurait-il pu se produire, en pleine culture européenne, des choses comme celles qui se sont passées pendant les dernières décades ? Toute cette horreur n’est pas tombée tout droit du ciel, disons plus exactement, n’est pas montée tout droit de l’enfer. Tous ces systèmes inconcevables d’avilissement et de destruction n’ont pas été imaginés alors que tout était dans l’ordre auparavant. Des monstruosités ainsi accomplies en pleine conscience ne doivent pas être uniquement imputées à quelques dénaturés ou à de petits groupes : elles procèdent de désordres et d’intoxications depuis longtemps en œuvre.
Romano GUARDINI souligne dans ce passage que les responsabilités écrasantes des atrocités commises par un petit nombre de personnes sont le fruit d’une maladie sociale ou sociétale plus générale et qui remonte à de nombreuses années, de nombreuses décennies. Il est évidemment confortable de se dire que le mal est fait par un petit groupe de méchants. C’est nettement plus inconfortable de se remettre en question soi-même et de se dire que d’une certaine manière nous sommes nombreux à participer à la déliquescence des valeurs morales de notre société.
Ce qui a pour nom loi morale, responsabilité, honneur, vigilance de la conscience ne disparaît pas à tel point du comportement d’une vie en commun s’il n’a pas été déprécié depuis longtemps déjà. Mais tout cela ne pourrait pas se produire si la culture était ce que les temps modernes voient en elle.
Un optimisme naïf quant à la technologie
Il va mettre maintenant en évidence l’une des causes de cette déliquescence morale. L’homme moderne a eu tendance à surévaluer la bonté de nos cultures techniques puis technologiques. C’est un peu comme si l’homme moderne avait fait l’ange en se croyant meilleur qu’il n’est.
Ils [les temps modernes] font comme si la matière du monde, dès qu’elle entre dans le domaine de la liberté, était aussi en sécurité que dans le domaine de la nature. Comme s’il se produisait là une nature au second degré, à laquelle on peut se fier tout comme à la première, bien que d’une façon plus compliquée et plus instable. De là naît un laisser-aller, voire un manque de conscience dans la façon de traiter l’existant qui devient toujours plus incompréhensible à l’observateur au fur et à mesure qu’il étudie plus exactement l’évolution de la culture. Et de là procède un danger toujours plus grand, matériellement et spirituellement, pour l’homme comme pour son œuvre, pour l’individu comme pour la collectivité.
Il continue sa mise en garde, nous sommes p. 93 :
Peu à peu on commence à le reconnaître — sera-ce assez vite pour arrêter une catastrophe qui frapperait toute la Terre et dépasserait de loin le malheur d’une guerre ? C’est là une autre question. En tout cas, la foi superstitieuse de la bourgeoisie en la sécurité incluse dans le progrès est ébranlée. Beaucoup soupçonnent que « la culture » n’est pas ce qu’on cru les temps modernes, non pas une belle sécurité, mais un risque de vie et de mort, dont personne ne sait ce qui résultera.
Il ne faut pas oublier qu’il écrit cela en 1950 et que les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki sont encore proches dans les mémoires. Aujourd’hui les réussites technologiques, les divertissements toujours de plus en plus nombreux, pourraient nous faire oublier l’inquiétude qu’il ressentait, inquiétude toujours présente aujourd’hui, peut-être de manière plus ou moins sourde. Cela se discute. Remarquons qu’à l’heure où les traités de non-proliférations des armes nucléaires tombent les uns après les autres en raison de l’initiative de Donald TRUMP, cette inquiétude reste tout aussi pertinente qu’à son époque.
Un homme non humain et une nature non naturelle
Il revient alors sur des expressions qu’il a essayé de forger un peu auparavant dans le livre et pour lesquelles il n’est pas tout à fait satisfait.
Nous avons parlé d’un « homme non humain » et d’une « nature non naturelle ». Il faudrait maintenant trouver un mot qui exprimât le caractère de l’œuvre en devenir. J’avoue ne pas pouvoir le trouver. Déjà les autres définitions prêtent à méprise. Dans le concept de l’« humain » est inclus celui de l’ « homme », si bien que la désignation choisie signifie littéralement « ce qui n’est pas de l’homme ». Et pourtant, c’est bien de lui qu’il s’agit ! Peut-être même d’une manifestation extrême de ce qui s’appelle « homme ». D’une option suprême dans laquelle son être se détermine, cet être auquel il est assigné de recevoir ses déterminations définitives non pas de la « nature », mais de ses options.
Pour comprendre correctement ce passage délicat à interpréter, il me semble utile de maîtriser la distinction entre liberté d’indifférence et liberté de qualité. Je ne développe pas maintenant, mais nous allons voir cette distinction dans les semaines à venir et vous pourrez alors relire à profit ce que dit ici Romano GUARDINI.
Il continue ainsi, p. 94 :
De même, ce que la science désigne comme essence des choses, c’est la nature, elle précisément, de sorte que, ici encore, la désignation choisie semble se supprimer elle-même.
Je peux donc seulement espérer que le lecteur comprendra ces deux expressions dans le sens où je les entends, c’est-à-dire à partir de l’histoire.
Il peut être difficile de le comprendre ici, mais en fait ce qu’il essaie de faire, c’est de trouver des formulations qui essaient de rendre compte d’une évolution nouvelle de nos sociétés. Quand on cherche à comprendre une nouveauté historique, il est souvent difficile de trouver les mots adéquats pour la désigner. Les mots du langage sont fait pour le monde ancien, or c’est un nouveau monde qui émerge, un Novo Ordo Seclorum, selon la formule consacrée des fondateurs des États Unis d’Amérique. Il n’est pas aisé de trouver les mots qui réussiront à clairement le désigner !
Les notions d’humain et de naturel
Continuons notre lecture où il essaie de clarifier ces concepts d’humain et de naturel :
L’« humain » comme cette forme particulière de ce qui concerne l’homme qui, depuis l’Antiquité jusqu’à une période avancée des temps modernes, a été la norme, et le « naturel » comme cette image de la réalité extérieure que cet homme voyait autour de lui et avec laquelle il entretenait des rapports. Pour la culture qui vient, je ne vois vraiment pas de désignation, car parler d’une « culture non culturelle » serait, il est vrai, exact dans le sens entendu ici, mais trop flottant pour pouvoir être employé.
En tout cas, l’homme non humain, la nature non naturelle et la forme pressentie de l’œuvre humaine future sont en corrélation.
La notion de culture
Cette image de l’œuvre humaine est profondément différente de la précédente. Il lui manque, précisément, ce que représente la « culture » dans l’ancien sens : la fécondité paisible, l’épanouissement, la bienfaisance. Elle est incomparablement plus dure et plus tendue. Le caractère « organique », au sens de croissance comme au sens de proportion, lui fait défaut. Elle est voulue et réalisée par l’effort. Ce qui procède d’elle, ce n’est pas une sphère où l’on demeure et prospère en sécurité ; bien plutôt, des concepts comme celui de l’atelier de travail et de camp de guerre se présentent à l’esprit.
Il me vient à l’esprit pour comprendre cette nouvelle « culture » de vous inciter à faire la comparaison entre l’aisance dans lequel nous nous trouvons quand nous commandons un produit via Amazon et la pénibilité du travail des salariés de ses entrepôts. La facilité du consommateur cache l’atelier de travail d’une taille pouvant faire l’équivalent de 15 terrains de foot, et qui pourtant peut transformer les travailleurs en quasi-robots. Pour mémoire, le mot tchèque Robota signifiait corvée seigneuriale et correspondait en gros au travail du serf, avec tout ce que cela pouvait comporter de pénible si le seigneur n’était pas bienveillant. Il est évidemment facile de condamner Amazon et d’oublier alors qu’Amazon n’existe que parce qu’il trouve de nombreux clients, dont nous pouvons nous-même faire partie.
Pour ceux que cela intéresse, voici des ressources intéressantes concernant l’entreprise Amazon :
- Un article du magazine Novethique qui porte sur les futurs entrepôts Amazon en France ;
- Un documentaire américain qui permet de mieux connaître Jeff Bezos le PDG d’Amazon ainsi que l’entreprise qu’il a créée :
Remarque importante : c’est là qu’on passe du monde moderne au monde post-moderne !
L’œuvre humaine future
Revenons à ce que Romano GUARDINI nous dit en bas de la p. 95 :
L’œuvre humaine future — nous devons encore une fois y revenir — présentera surtout un trait caractéristique : celui du danger. Le fondement le plus simple pour la nécessité et le sens de la culture réside en ce qu’elle crée une sécurité. C’est là que s’exprime avant tout l’expérience de l’homme du passé qui se voyait entouré d’une nature qu’il ne comprenait pas et qu’il dominait. Pour lui, la culture représentait tout ce qui refoulait les puissances envahissantes et rendait la vie possible. Peu à peu, la sécurité s’accrut. La nature perdit son caractère étranger et dangereux ; elle devint ce domaine rempli de biens inépuisables, d’une force de renouvellement sans cesse agissante et d’une pureté originelle, que les temps modernes ont vu en elle. Puis les rapports se modifièrent de nouveau : l’histoire évoluant, l’homme se retrouva dans une sphère de danger et celui-ci, précisément, naquit de ces efforts et de ces structures qui avaient triomphé du premier danger, c’est-à-dire qu’il est né de la culture elle-même.
Nous pouvons évidemment penser, nous qui vivons au XXIème siècle, aux dangers de la pollution, du réchauffement climatique dû à l’activité humaine, ou à l’épuisement des ressources que la Terre met à notre disposition. Nous pouvons aussi envisager par ailleurs les dangers soulevés par le nucléaire civil ou, pire encore, le nucléaire militaire.
Continuons ce qu’il dit p. 96 :
Il [le danger] ne procède pas de difficultés particulières dont la science et la technique ne seraient pas encore venues à bout, mais de ce qui constitue un des éléments fondamentaux de toute action humaine, même de la plus spirituelle, à savoir de la puissance. Avoir une puissance signifie être maître du donné. Grâce à elle, les effets directs de l’existant qui est en jeu et qu’il tourne contre notre vie, sont désarmés et, le cas échéant, adaptés aux exigences de cette vie. C’est ce qui s’est produit à un degré éminent. Dans une large mesure, l’homme a en main les effets directs de la nature. Mais non pas l’effet indirect : cet « avoir en main lui-même ». Il a pouvoir sur les choses, mais il n’a pas — disons-le avec plus de confiance — il n’a pas encore son pouvoir en son pouvoir.
Nous avons là l’un des passages clés de son analyse concernant ce qui se joue dans cette fin des temps modernes. L’homme a acquis de nombreux pouvoirs sur la nature, mais le pouvoir de maîtriser ses propres pouvoirs n’a pas connu la même croissance. Il y a une disproportion grandissante entre les pouvoirs qu’il développe pour maîtriser les forces de la nature, et la faiblesse de sa propre maîtrise de lui-même. Il précise maintenant sa réflexion en rappelant les enjeux de la liberté. Cela vous permet de comprendre pourquoi j’ai choisi de commencer mon cours de cette année par cette notion essentielle et pourtant si mal comprise :
Importance d’une saine compréhension de la liberté
L’homme est libre et peut utiliser sa puissance à son gré. Mais c’est précisément là que réside la possibilité d’en faire un mauvais usage : mauvais au sens de méchant comme au sens de destructeur. Qu’est-ce qui garanti que l’usage est licite ? Rien. Rien ne garantit que la liberté prendra une décision juste. Ce qui peut se produire n’est que vraisemblable et ce serait que la bonne volonté devînt un état d’esprit, une attitude, un caractère. Mais l’examen sans préjugés doit — nous l’avons déjà remarqué — constater qu’une formation du caractère qui rendrait vraisemblable le bon usage de la puissance n’existe pas. L’homme des temps modernes n’est pas préparé à cette montée démesurée de sa puissance. Sur l’usage de celle-ci, il n’existe pas encore d’éthique rigoureusement pensée et frappée au coin de l’efficacité, moins encore une éducation dans ce sens, soit d’une élite, soit de la collectivité.
Nous avons là, à mon sens, l’enjeu essentiel des années à venir :
- Revenir à une éducation morale qui non seulement clarifie les valeurs et les vertus qui doivent être développées en revenant à des connaissances que nos aînés possédaient mais qui ont été peu à peu déformées, c’est la thèse du dominicain Servais Pinckaers que vous étudierez en théologie morale. Cette éducation morale passe par la pratique des vertus cardinales et des vertus théologales au quotidien ;
- Et surtout aider les personnes à développer en elles leur bon caractère, ce qui demande de clarifier précisément ce qui distingue le tempérament du caractère, puis, ce qui demande avant tout de comprendre ce qu’est l’autorité. Le rôle de l’autorité consiste en effet à favoriser la croissance des personnes vers le plein épanouissement de leur potentialité, le plein épanouissement de la parole divine qu’elles représentent. J’aurai l’occasion l’année prochaine de développer cette thématique de l’autorité avec un philosophe trop peu connu qui est l’un des disciples de Jacques MARITAIN, il s’appelle Yves R. SIMON. J’aurai l’occasion de vous le présenter dès cette année dans le cours sur la liberté.
Mais revenons à la mise en garde de Romano GUARDINI à partir de la p. 97 :
Pour toutes ces raisons, le danger fondamental qui a la liberté pour origine a pris une forme pressante. La science et la technique ont rendu disponibles à un tel degré les énergies de la nature, comme celles de l’homme lui-même, que des destructions d’une étendue absolument imprévisible, aiguës ou chroniques, peuvent avoir lieu. Il est absolument exact de dire que, désormais, une nouvelle ère de l’histoire commence. Désormais et pour toujours, l’homme vivra en marge d’un danger qui menace toute son existence et qui grandira sans cesse.
Hannah ARENDT appelle cette nouvelle ère de notre histoire : l’Âge Post-Moderne ou l’Ère Post-Moderne. Le philosophe français René GIRARD préfère parler de Temps Apocalyptiques, mais il est vrai que les universitaires, surtout les universitaires français, lui ont longtemps reproché d’être trop catholique, reproche que nous ne pouvons certes pas faire à Hannah ARENDT puisqu’elle se définit elle-même comme agnostique juive.
Importance d’une saine compréhension de la puissance
Continuons avec Romano GUARDINI :
Si l’on ajoute encore la considération évoquée ci-dessus et propre à nous endormir, d’une culture assurée en soi et qui crée la sécurité, on voit à quel point l’humanité d’aujourd’hui est peu préparée à administrer l’héritage que représente la puissance acquise jusqu’ici. À tout moment, la situation peut la renverser. Et non seulement les éléments sans force en elle, mais aussi et surtout, précisément, les éléments actifs, les conquérants, les organisateurs, les chefs. Dans les deux précédentes décades, le premier exemple monstrueux nous en a fait faire l’expérience, mais il semble que trop peu de personnes l’aient réellement compris. Sans cesse l’impression s’impose que le moyen par lequel on vient à bout des problèmes qui montent comme un flot, c’est, en dernière analyse, la violence. Mais cela signifierait que le mauvais usage de la puissance devient la règle.
Il ajoute p. 98 :
Le problème essentiel, autour duquel tournera la future tâche de la culture et dont la solution commandera tout, non seulement le bien-être ou la misère, mais la vie ou la mort, c’est la puissance. Non pas pour l’intensifier, cela ira de soi, mais pour la dompter et en faire bon usage.
Les forces chaotiques primitives sont vaincues : sous sa forme immédiatement donnée, la nature obéit. Mais elles réapparaissent au sein de la culture elle-même et leur élément est, précisément, ce qui a vaincu les forces primitives : la puissance elle-même.
Dans ce second déchaînement chaotique, tous les abîmes des origines se sont rouverts. Voici, de nouveau, l’envahissement désordonné des forêts meurtrières. Tous les monstres de solitudes, tous les effrois des ténèbres sont revenus. L’homme se trouve de nouveau en présence du chaos, et c’est d’autant plus terrible que la plupart des hommes ne le voient absolument pas, parce que l’on entend partout discourir les gens qui ont une formation scientifique, que des machines sont en action et que des administrations fonctionnent.
Peut-être ce qui précède a-t-il montré plus clairement pourquoi nos nous sommes demandé si nous ne devions pas employer le terme de « culture non culturelle ». Si ce que l’homme des siècles passés a produit, en quoi il était établi, était une culture, ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui est effectivement quelque chose de différent, dont la sphère essentielle est autre ; autre est son caractère et autre ce qui en dépend.
Solutions possibles au problème de la puissance
Il propose alors des pistes de solutions en présentant plusieurs vertus qui doivent se développer pour réussir à faire face à cette nouvelle ère dans laquelle nous sommes entrés :
La vertu dominante sera avant tout le sérieux qui veut la vérité. Peut-être nous est-il permis d’en trouver les symptômes dans l’objectivité dont on voit maints indices. Il veut savoir ce qui est réellement en jeu à travers tous ces bavardages sur le progrès et la connaissance totale de la nature, et il prendre la responsabilité que lui impose la nouvelle situation.
La deuxième vertu sera la force. Une force sans pathétique, spirituelle, engageant la personne, et opposés au chaos menaçants. Elle devra être plus pure et plus intense que celle qui est exigée devant les bombes atomiques et les engins semeurs de bactéries, car il lui faudra se mesurer à l’ennemi universel ; le chaos qui monte dans l’œuvre humaine elle-même et, comme toute force réellement grande, elle aura contre elle le nombre, l’opinion publique, les contre-vérités condensées dans les slogans et les organisations.
C’est là que la petitesse et l’humilité des Hobbits de J.R.R Tolkien, me paraît être des exemples à imiter particulièrement fiables pour développer cette Force paradoxale !
Et en troisième lieu : la liberté devra s’y ajouter. La liberté intérieure à l’égard de la violence qui exerce son emprise sous toutes les formes ; à l’égard des puissances de suggestions par la propagande, la presse, la radio et le cinéma ; à l’égard du désir de puissance, de son ivresse et de son caractère démoniaque qui agissent jusque dans les domaines spirituels. Cette liberté ne peut être acquise que par une véritable éducation, extérieure et intérieure. Et par l’ascèse. Devant l’ascèse, le sentiment des temps modernes était tout d’aversion, elle était comme la synthèse de ce dont ils voulaient se libérer. Mais précisément par là, ils se sont intérieurement abandonnés au sommeil, livrés à eux-mêmes. Par la lutte contre soi et le renoncement, l’homme doit apprendre à se maîtriser et, par là aussi, à maîtriser sa propre puissance. La liberté ainsi acquise s’appliquera alors sérieusement aux options réelles, tandis qu’aujourd’hui nous voyons traiter des billevesées avec une gravité quasi métaphysiques. Elle transformera le simple courage en force véritable et démasquera les héroïsmes illusoires au nom desquels l’homme d’aujourd’hui, envoûté par des absolus illusoires, se laisse sacrifier. De tout cela, il faut que naisse finalement un art spirituel de gouvernement dans lequel puissance règnera sur la puissance. Il distinguera le juste du faux, le but et les moyens. Il trouvera la mesure et créera dans l’effort du travail et du combat une sphère où l’homme pourra vivre avec dignité et joie. C’est cela seulement qui sera la véritable puissance.
J’espère avoir montré qu’il ne s’agit pas ici de pessimisme. Ou, pour mieux dire, d’un faux pessimisme, car il en existe aussi un juste sans lequel rien de grand ne se fait. Il est la force amère qui rend le cœur fort et l’esprit créateur capables de faire œuvre durable.
Ce pessimisme devrait certes être représenté. Il faudrait montrer la seule et véritable option qui est à l’arrière-plan de nombreuses options particulières telles qu’elles s’imposent partout. Ces possibilités sont ou bien la fin par la destruction intérieure comme extérieure — ou bien une nouvelle forme du monde où vivrait une humanité consciente de ce qu’elle signifie et ayant des possibilités d’advenir.
On ne s’interrompra pas ici sur la nature et le caractère de cette forme du monde. Si l’on rapprochait les divers indices qui se montrent un peu partout, si l’on étudiait les particularités des formes et des structures en devenir et si l’on essayait de comprendre les motifs et les attitudes en action, il y aurait certes beaucoup de choses à dire. Mais elles dépasseraient le cadre de cet opuscule et nous les remettrons à une autre occasion.
Une interprétation eschatologique
Pour terminer cette lecture, je vous lis les deux derniers paragraphes du chapitre suivant qui termine d’ailleurs son livre, c’est-à-dire les pp. 116-117 :
Si nous comprenons exactement les textes eschatologiques de la Sainte Écriture, la confiance et la force constitueront le caractère propre de la fin des temps. Le milieu chrétien, la culture chrétienne, l’assurance donnée par la tradition perdront de leur force. Ce sera là un des éléments de ce danger de scandale dont il est dit que « si c’était possible, les élus eux-mêmes succomberaient » (Matthieu 24, 24).
La solitude de la foi sera terrible. L’amour, la charité disparaîtra du comportement général du monde (Matthieu 24, 12). Elle ne sera plus comprise ; elle ne pourra plus être. Elle deviendra d’autant plus précieuse lorsqu’elle ira d’un isolé à un autre isolé — force du cœur émanant directement de l’amour de Dieu, telle qu’elle s’est manifestée dans le Christ. Peut-être fera-t-on une expérience toute nouvelle de cette charité, souveraine dans son caractère spontanée, indépendante du monde, mystérieuse en son pourquoi suprême. Peut-être la charité acquerra-t-elle une profondeur d’entente qui n’a pas encore existé. Quelque chose de ce qui s’exprime dans ces paroles qui sont la clef du message de Jésus sur la Providence : pour l’homme qui fait de la volonté et du règne de Dieu son premier souci, les choses se transforment (Matthieu 6,33).
Ce caractère eschatologique se révèlera, me semble-t-il, dans l’attitude religieuse qui s’amorce. On n’entend pas par là annoncer une apocalypse bon marché. Personne n’a le droit de dire que la fin approche, alors que le Christ lui-même a déclaré que le Père seul connaît les choses de la fin (Matthieu 24, 36). Si donc il est question ici d’une approche de la fin, elle est entendue non comme temporelle, mais comme essentielle, c’est-à-dire que notre existence approche de l’option absolue et de ses conséquences : des possibilités les plus hautes comme des périls les plus extrêmes.