Vous trouverez une version pdf de cet article ici : Freud et la vision du moi.
Hypothèse de départ
L’hypothèse qui est au point de départ de la psychanalyse inventée par Sigmund Freud et qui peut jusqu’à un certain point fournir des explications plausibles concernants un certain nombre de faits, c’est que certains symptômes névrotiques n’ont pas leurs causes dans des troubles physiologiques et des lésions organiques, mais dans des événements émotifs de la vie passée, ce que l’on peut désigner par le terme de traumatismes psychiques.
L’effort du psychanalyste consistera à trouver la véritable signification des symptômes en s’appuyant sur l’interprétation des actes manqués, du récit fait par le psychanalysé au cours de la cure psychanalytique sous la forme de libres associations, et tout particulièrement du rêve, voie soit disant royale qui conduirait à la connaissance de l’inconscient.
Le but poursuivi par la cure psychanalytique sera de faire prendre conscience au psychanalysé du sens de sa conduite ou de sa souffrance présentes, en lui faisant découvrir leur origine inconsciente, en faisant apparaître le refoulé. Le principe fondamental de la psychanalyse consiste à admettre que le fait de démêler, à l’aide de l’une ou l’autre technique analytique, ce qui reste du conflit initial, peut avoir des effets salutaires, pour autant qu’ainsi le malade parvienne à voir clair dans le jeu des forces en conflit.
Pendant la cure, le patient peut manifester des résistances à la communication de certaines idées. Ce serait alors selon Freud la preuve de la présence d’un obstacle à la manifestation de l’oublié. La force qui empêchait ces contenus dynamiques de réapparaître à la conscience serait celle qui, jadis, avait rejeté ou refoulé ces éléments hors de la conscience.
Névrose ≠ Psychose
Dans son sens le plus général, La névrose est un trouble psychique dans lequel le sujet est conscient de sa souffrance psychique et s’en plaint. Freud considère que les symptômes névrotiques sont l’expression d’un conflit psychique ainsi qu’un compromis entre la pulsion et la défense qui s’y oppose. Le conflit est intrapsychique, limité entre le Surmoi et le Ça à l’intérieur du Moi. Dans son sens étymologique, le mot vient du grec neuron et ôsis, neuron désigne les nerfs ou tout ce qui a un rapport avec le système nerveux, et ôsis sert à désigner des maladies non inflammatoires. Pour résumer, disons que la névrose, c’est une souffrance affective ou morale qui ne semble pas avoir d’origine biologique, du moins dans la manière dont Freud utilise ce terme.
Il ne faut pas confondre névrose et psychose. Le mot psychose, vient lui aussi du grec, il désigne les maladies non inflammatoires de l’âme (psyché). Psychosis en grec signifiait une anomalie de l’esprit. Selon Elizabeth Roudinesco dans son Dictionnaire de la psychanalyse, Freud définit la psychose comme la reconstruction hallucinatoire dans laquelle le sujet est tourné uniquement vers lui-même, dans une situation sexuelle auto-érotique, coupé du contact avec la réalité et privé du rapport aux autres.
Peut-être pouvons-nous distinguer la névrose de la psychose en disant que la souffrance de la névrose n’a pas atteint un seuil suffisant pour éloigner complètement le sujet de la réalité et de l’existence des autres tandis que dans la psychose la souffrance a été tellement grande que le sujet s’est replié sur lui-même et sur les fruits de son imagination mais sans forcément avoir conscience que ces fruits sont imaginaires. Disons que cela pourrait du moins rendre compte de la différence qui est faite chez les psychanalystes qui s’inspirent de la pensée de Freud. Il est peut-être possible de remettre en question cette distinction. C’est ce que je ferai avec le psychiatre français Henri Baruk dans un autre article.
Psychologie freudienne
Très tôt, Freud arrive à penser que l’origine des conflits de l’adulte est à chercher dans l’époque infantile et qu’elle est due au refoulement des désirs sexuels. Cette hypothèse devait l’amener à modifier et à étendre le concept courant de sexualité. Au lieu d’identifier sexualité et génitalité, Freud élargit le concept et y rattache le domaine entier de la tendresse et du témoignage d’affection. Il donne à l’énergie sexuelle le nom de libido. Ce nom n’est pas sans défaut puisqu’il désigne en latin une notion plus générale, celle de désir voire de désir ardent. Le mot latin libido, inis désigne :
- Le caprice : fantaisie, volonté soudaine et irréfléchie (désir, envie) ;
- La débauche : le dérèglement des mœurs, la recherche excessive du plaisir sensuel ;
- Le désir ;
- Le désir amoureux au sens d’attirance sexuelle ;
- L’envie ;
- La fantaisie au sens de pensée capricieuse ;
- La sensualité.
L’expression latine ad libidinem signifiait soit d’une façon arbitraire soit selon son bon plaisir. L’ambiguïté du concept freudien de libido n’est pas sans poser problème. Il risque de conduire à la confusion entre besoin d’affection et désir sexuel.
Dans l’évolution de la libido, il distingue trois périodes principales, elles-mêmes subdivisées en phases.
- La première période va jusque vers l’âge de cinq ans et comprend :
- Une phase buccale ;
- Une phase anale ;
- Une phase phallique.
Chacune est caractérisée par un centre d’attrait et de plaisir différent : la bouche, la fonction de défécation, l’organe de reproduction. Au cours de la troisième phase, naît ce que Freud appelle le complex d’Œudipe, c’est-à-dire l’intérêt libidinal du garçon pour la mère, une attitude ambivalente à l’égard du père qui est perçu comme un rival à écarter ou à tuer (le meurtre est dans l’écrasante majorité des cas un meurtre symbolique), complexe qui s’inverse pour la fille.
- Une période de latence où l’enfant sous la pression de son entourage va commencer à s’intéresser au monde extérieur. Apparaît alors un processus important qui est celui de l’identification, ce processus permet de trouver une heureuse solution au complexe d’Œudipe (et évite de passer au meurtre réel du père !). Il consiste, par une sorte de phénomène de compensation, à se dédommager de l’amour charnel qui lui est refusé par une identification ou un désir d’identification du garçon à ses parents et surtout à son père. Le père est alors intériorisé. Cette intériorisation produira la naissance et le développement du Moi-idéal ou Surmoi. Ce Moi-Idéal constitue selon Anna Freud, la fille de Sigmund Freud, le dépôt des anciennes représentations des parents, et en même temps, l’expression de l’admiration de cette perfection que l’enfant attribue à ses parents. Freud voit dans cette identification, dans cette introjection (= projection intérieure), le point de départ de la conscience morale et de la religion.
- Enfin la phase de la puberté.
Sa conception de la nature de l’homme
Dans la structure de la personne humaine, Freud n’y distingue que trois domaines, qu’il appelle instance dans sa seconde topique (= description cartographique, topos voulant dire lieu) : le Ça, le Moi, le Surmoi. Pour chaque domaine, il existe en nous une partie inconsciente, l’ensemble des parties inconscientes étant désignées par le terme d’inconscient. L’inconscient, selon Freud représente donc ce qui existe en nous sans que nous sachions consciemment que cela existe en nous. Cette formulation apparemment contradictoire, signifie que nous connaissons mal les émotions, les pulsions, qui nous animent et que ce que nous savons de nous est souvent très imprécis voire erroné. Reprenons maintenant chacune des trois instances :
- Le Ça est tout ce qui dans le domaine psychique est transmis, tout ce qui est apporté à la naissance et qui est fixé dans la constitution corporelle. C’est donc avant tout l’ensemble des instincts qui s’enracinent dans l’organisme corporel. Ce qui est surprenant, c’est que Freud réduit l’ensemble de ces instincts à seulement deux sortes d’instinct :
- Le Moi qui est la partie consciente du Ça. Il doit permettre l’adaptation de la poussée aveugle de la libido aux conditions concrètes du réel. Ce n’est plus comme pour le Ça le principe de plaisir qui le guide, mais le principe de réalité. Pour Freud, le Moi est une partie évoluée du Ça, cependant ses activités les plus complexes, telles que le jugement, prennent naissance dans la libido. Le Moi chez Freud est donc d’origine libidinale.
- Le Surmoi n’est au fond que le complexe d’Œdipe transformé, Freud écrit :
« L’idée se fit jour qu’une troisième partie très importante de l’activité psychique, c’est-à-dire celle qui a créé les grandes institutions de la religion, du droit, de la morale et de toutes les formes de la vie publique, a comme objet, au fond, de permettre à l’individu de surmonter son complexe d’Œdipe et de transférer sa libido, des attachements infantiles à des attachements sociaux qui, en fin de compte, sont seuls retenus comme désirables. »
Ce transfert de l’activité libidinale en activité proprement culturelle s’appelle la sublimation. De nombreux textes de Freud présentent la sublimation comme un succédané1 de la libido. Freud considère que la sublimation est nécessaire pour la survie de nos civilisations. C’est particulièrement visible dans son dernier livre Malaise dans la culture parfois traduit par Malaise dans la civilisation.
On peut donc parler quand il s’agit de décrire la pensée freudienne de pansexualisme. Les trois instances de la personnalité, le Ça, le Moi, et le Surmoi naissent tous de la libido. L’instinct du Moi, c’est-à-dire celui qui arrive à sa conscience, celui qu’il est capable de se représenter consciemment, est lui aussi de nature libidinale. Ainsi toute activité consciente de l’homme naît de la libido. Il n’y a que l’instinct de destruction qui ne puisse se réduire à l’Éros, même si certaines représentations ou certains affects sont selon Freud des mélanges d’Éros et de Thanatos. La sublimation est le processus par lequel se réalise la conversion de la libido en activités spécifiquement humaines.
Liberté conditionnée
Nous pouvons souligner que la conception de Freud change profondément la conception traditionnelle de l’homme. Pour la philosophie classique, l’homme décide de son action, en connaissance de cause en réfléchissant de manière rationnelle sur ses motivations et en réussissant par les vertus à dominer ses instincts. Même dans les systèmes philosophiques qui nient l’existence de la liberté comme les systèmes de déterminisme psychologique de Leibniz ou de Spinoza, l’homme reste défini comme substance pensante dirigée par la raison.
La psychologie freudienne, qu’on appelle parfois psychologie des profondeurs a mis l’accent au contraire sur la présence en l’homme de l’inconscient, c’est-à-dire de forces occultes qui le manipulaient sans qu’il le sache clairement. Elle met donc l’accent sur l’importance de forces irrationnelles (instinctives et pulsionnelles) dans ses activités humaines. Pour Freud et un bon nombre de ses successeurs, tout se passe comme si, au niveau de sa conscience claire, l’homme croyait agir en se déterminant librement, alors qu’en réalité sa conduite n’est que l’effet des tendances instinctives dont il ignore, sinon toujours l’existence, du moins l’action qu’elles exercent en lui. Les motivations conscientes ne sont plus qu’une tromperie, puisqu’ils se réduisent à des formes déguisées de la libido.
Il y a sans doute là une part de vérité dans le sens où nos décisions conscientes sont souvent difficiles à analyser dans leurs origines et qu’elles peuvent être un mélange de différentes tendances. Cependant, autant cette conception est utile pour remettre en question une mauvaise conception de la liberté, celle de la liberté d’indifférence qui se croit toute puissante, autant c’est oublier qu’il existe des degrés de liberté, et qu’il est possible peu à peu d’apprivoiser nos tendances instinctives. Freud a trop tendance à être l’un des maîtres absolus du soupçon : le Moi ne serait plus du tout le maître dans sa maison !
Il est paradoxal de voir que la logique de Freud peut être retourner contre elle-même. C’est ce qui fait dire au philosophe Karl Popper que la théorie freudienne est une pseudo-science et qu’elle n’a aucune valeur scientifique. Vous trouverez plus de précisions dans cet article.
La critique de Yves Simon
Dans son livre intitulé Morale, philosophie de la conduite humaine, le philosophe français Yves Simon utilise la morale que l’on trouve dans la doctrine thomiste, c’est-à-dire dans la pensée de Thomas d’Aquin, pour faire les remarques suivantes concernant à la fois les apports de la pensée de Freud et ses limites :
« La liberté humaine, même dans les conditions normales de son exercice, est donc une liberté limitée et débile ; et c’est là le signe de son incarnation. C’est pourquoi rien ne serait plus dangereux ni plus faux en même temps que l’idée d’une liberté désincarnée, ignorante de ses limites et des forces impersonnelles qui collaborent avec elle à la position de l’acte humain. Car l’idée d’une liberté despotique conduit à nier l’importance du conditionnement organique et l’influence des forces intérieures. On aboutit alors à une mutilation de l’être humain. Et le plus souvent, comme l’expérience le démontre, l’instinct nié prend sa revanche : “L’homme n’est ni ange ni bête, dit Pascal, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête2”. »
« Inversement, il ne faudrait pas majorer la force des tendances instinctuelles et faire de leur jeu complexe la force déterminante de l’activité humaine, ni même leur reconnaître une prépondérance qu’elles n’ont pas. Il y a assurément un devoir de lucidité de l’homme vis-à-vis de lui-même. Mais il ne consiste pas seulement dans une prise de conscience des forces obscures qui agissent sous la motivation rationnelle, comme si elles étaient les seules agissantes de la personne, mais encore dans le regard par lequel l’esprit se saisit comme étant à l’origine de ses actes ; il y a malgré tout un commencement absolu qu’aucune détermination organique, aucun mobile psychique, conscient ou inconscient, ne suffit à expliquer. »
« Sur cette influence des forces de l’instinct, la doctrine thomiste nous paraît offrir les principes d’une solution métaphysique, “l’arrière-plan métaphysique” nécessaire à la psychologie des profondeurs. Et cela, comme on l’a dit, en raison de l’unité substantielle de l’homme. Dans un texte de la Ia-IIae, q. 77, a. 1, saint Thomas se demande si la volonté peut subir l’influence de la passion. Et il répond ainsi à la question : “La passion ne peut pas directement attirer ou mouvoir la volonté. Mais elle le peut indirectement et cela de deux façons : 1° par une sorte de distraction des énergies de l’âme ; toutes les puissances de l’âme étant en effet enracinées dans la même essence, quand l’une est tendue dans son acte, il faut nécessairement qu’une autre soit relâchée dans le sien ou même tout à fait empêchée”. Le texte est significatif, car il parle de l’enracinement des puissances de l’âme dans une même essence. Si bien que la tension psychique dépensée dans l’acte passionnel est soustraite à l’énergie que l’âme pourrait dépenser ailleurs. Action indirecte donc par un détournement des énergies de l’âme au profit de la passion ; action indirecte encore, comme le montre la suite du texte, par la véhémence que présente l’objet de la passion à l’imagination. »
« Sans doute la doctrine thomiste accentue-t-elle plus que ne le font les moralistes d’aujourd’hui la part de la liberté. Cela est particulièrement évident dans sa manière d’envisager les péchés de faiblesse, plus précisément, les mouvements désordonnés, mais indélibérés de l’appétit sensitif3. Il s’agit des mouvements de l’appétit sensitif qui se produisent sans être commandés par la raison et la volonté. Par rapport à ce mouvements, la raison, dit encore saint Thomas, se tient dans une “une attitude qui n’est ni de résistance ni de connivence, mais qui suppose une espèce d’acquiescement.” Il y a péché véniel, estime saint Thomas, parce que la “sensualité” est faite pour être soumise à la raison et que dans le cas présent elle ne l’est pas. Cela suppose évidemment de la part de la raison une vigilance extraordinaire et qu’on peut estimer surhumaine. Dans la mesure où cette vigilance est au-dessus des forces de l’homme, sa responsabilité n’est pas engagée. »
« À vrai dire, écrit Dom Lottin, cette théorie suppose qu’on puisse entretenir en son âme une vigilance toujours en éveil. Mais il faut bien reconnaître que celle-ci dépasse les forces humaines ; et comme le faisait remarquer Mgr A. Brenninkmeyer, cette faiblesse congénitale fait partie du fomes peccati4 lequel n’est pas péché. Mais comme le dit encore le même auteur, il ne faudrait pas se hâter de rejeter cette doctrine. Si on peut penser qu’elle est trop sévère, elle souligne toutefois et non sans raison, qu’il y a un devoir de vigilance et que bien des mouvements de la sensibilité nous échappent, qu’une générosité plus grande aurait dû prévenir, qu’une fidélité plus constante (et possible) au service des valeurs morales aurait dû empêcher. C’est pourquoi cette doctrine, si paradoxale au premier abord, garde une si profonde vérité humaine. »