Il existe deux sortes de désir de pouvoir
Avec la distinction entre pouvoir et puissance que nous avons vue dans un article précédent, nous pouvons mettre en évidence une nouvelle distinction conceptuelle : celle qui différencie le désir de pouvoir de la lignée d’Abel et du « désir de pouvoir » de la lignée de Caïn. Dans le langage courant on utilise la même expression pour les deux lignées alors qu’il s’agit de désirs très différents.
Dans le Seigneur des Anneaux, il me semble que J.R.R. Tolkien a particulièrement bien caractérisé le fonctionnement du désir de pouvoir de la lignée de Caïn. Il n’utilise évidemment pas l’expression lignée de Caïn. À la place de Caïn, il utilise un autre personnage de sa propre mythologie : Sauron, serviteur de Morgoth. En revanche, son analyse de l’effet de l’Anneau de Pouvoir sur les hommes est fort instructif, j’aurai l’occasion d’y revenir dans de nouveaux articles.
Ici, je voudrais bien mettre en évidence le désir de pouvoir de la lignée d’Abel. Ensuite, je l’opposerai au désir de pouvoir de la lignée de Caïn. Le désir de pouvoir n’est pas forcément une mauvaise chose en soi, il peut même être une bonne chose. Plutôt que de rejeter tous les désirs de pouvoir, il me semble préférable de discerner de quoi il s’agit. S’il s’agit d’un désir ordonné de pouvoir, alors c’est une source d’énergie pour le bien.
C’est en revoyant la notion de désir chez Thomas d’Aquin que j’en suis venu à considérer qu’il ne fallait pas trop rapidement rejeter les désirs. Je vous renvoie à l’article sur les 11 passions de l’âme que j’ai écrit auparavant. Le désir est une énergie qui nous permet de nous mettre en mouvement vers un bien. Sans cette énergie, nous restons passif et nous ne visons plus le bien. Nous n’activons plus notre puissance d’agir pour le bien. Se priver de ce désir serait donc une grande perte pour le bien.
En revanche, il existe des désirs ordonnés et des désirs désordonnés. Un désir ordonné, c’est un désir qui s’oriente vers un bien véritable. Un désir désordonné, c’est un désir qui s’oriente vers un bien apparent. Ce bien apparent s’avère être soit un bien précaire qui entraîne un mal plus grand, soit un mal déguisé sous l’apparence d’un bien. Le désir de pouvoir de la lignée d’Abel est un désir ordonné car, Abel est le gardien de la vie. Le désir de pouvoir de la lignée de Caïn est un désir désordonné car ce que vise Caïn, ce n’est pas le bien, c’est la satisfaction de son désir jaloux. Ce que recherche Caïn, ce n’est pas le pouvoir pensé comme unité, c’est le pouvoir pensé comme rassemblement des hommes sous sa propre domination.
Maintenant, il est bon de garder en mémoire la mise en garde de J.R.R. Tolkien dans le Seigneur des Anneaux. Le désir de pouvoir symbolisé par l’Anneau de Sauron, le pouvoir étant pensé alors comme rassemblement sous sa propre domination, représente une grande tentation à laquelle peu de personnes sont capables de résister. Or, cet anneau une fois saisi, se met peu à peu à ronger la personne qui le porte de l’intérieur.
Lignée d’Abel et désir ordonné du pouvoir
Le pouvoir, comme nous l’avons vu dans un article précédent, réside dans l’unité de la communauté. Cette unité naît de l’harmonie de la diversité. Dans une communauté unie, chaque personne de la communauté devient plus elle-même. Elle ose devenir plus elle-même, car elle se sent accueillie pour ce qu’elle est et non pas telle que certains voudraient qu’elle soit. Chaque personne ressent alors une aisance à agir et à vivre, une joie et une paix du cœur dans la vie en commun. Elle se sent respectée pour ce qu’elle est, valorisée pour ce qu’elle est. Elle se sent précieuse pour les autres, merveille des merveilles parmi toutes les autres merveilles qui lui sont données. Dans une communauté unie, chaque personne ressent la présence des autres comme un don personnel qui lui est fait, et se sent aussi comme un don pour les autres.
Cette unité est rare mais réelle, ceux qui l’ont vécue peuvent en témoigner. Cependant, cette unité ne se fabrique pas, elle se reçoit. La réception de cette unité est assez mystérieuse, mais elle repose sur des conditions qui elles sont facilement compréhensibles. Les conditions de la réception de cette unité sont la présence d’une culture des vertus, de la gratitude, du don et du pardon.
Le véritable désir de pouvoir représente alors ce désir profond que nous avons tous dans le cœur de voir l’unité de la communauté se réaliser. Je crois que c’est le désir de concorde dont parlait Aristote. Je crois aussi que c’est le désir de fraternité dont parle notre République Française. C’est un désir noble. C’est un désir sain. Il ne faudrait pas trop rapidement rejeter ce désir en raison d’un amalgame que nous ferions entre ce désir de pouvoir et un autre désir de pouvoir, complètement désordonné celui-là, car ne comprenant absolument pas ce qu’est l’unité de la communauté.
Je veux valoriser ce désir de pouvoir de la lignée d’Abel car le bien ne se répandra pas dans notre pays et sur notre Terre sans ce désir. Il est illusoire de croire qu’il suffit d’avoir envie de combattre le mal pour le combattre. Il faut plus qu’une envie de combattre, il faut un désir pour le bien. Le véritable désir de pouvoir est un désir de voir le bien se réaliser. Le mal ne peut avoir son emprise sur le monde que parce qu’il se comporte en parasite de ce désir. Il se sert de la force de ce désir pour le détourner du but positif qu’il a inscrit en lui. C’est le détournement de ce désir de sa finalité propre qui fait le mal. Ce n’est pas le désir en lui-même qui est mauvais.
En définitive, le désir de pouvoir de la ligné d’Abel, c’est le désir de l’unité de la communauté, car ce n’est que dans l’unité que toutes les puissances des personnes se coordonnent, s’harmonisent, se développent, au point de fournir un véritable pouvoir de vie ! Ce désir de pouvoir rejoint le désir du développement des vertus, le désir de donner, de remercier et de pardonner. C’est le désir du noble chevalier qui défend la veuve et l’orphelin, qui défend les pauvres contre les agresseurs égoïstes.
C’est le désir qui anime Aragorn dans le Seigneur des Anneaux, même si Aragorn sent bien qu’il pourrait être tenté par un mauvais désir de pouvoir. Aragorn refuse de porter l’Anneau de Sauron, car il sait qu’il n’a pas la puissance de lui résister. En revanche, sa motivation pour le bien est aussi un désir de pouvoir, mais il vise l’autorité pour le bien de la communauté, il ne vise pas la domination de la masse pour imposer sa volonté à toutes les autres personnes.
Lignée de Caïn et désir désordonné du pouvoir
Ceux qui choisissent la lignée de Caïn partagent avec la lignée d’Abel un désir bon du pouvoir. Malheureusement, ce désir bon initialement est détourné de sa finalité bonne. Il reste bon dans le sens de l’énergie qu’il fournit, mais il devient très dangereux dans la fin qu’il vise. Paradoxalement d’ailleurs, plus le désir est bon dans son énergie, plus le détournement de cette énergie sera dangereuse. C’est le vieil adage scolastique : corruptio optimi pessima, la corruption du meilleur est la pire.
Tout le monde n’a pas un désir fort de pouvoir, car nous n’avons pas les mêmes désirs. Ce n’est pas forcément l’intensité du désir qui pose problème, c’est surtout la finalité de ce désir. L’intensité peut évidemment être dangereuse si elle dépasse la force de notre tempérance. En soi cependant, elle représente une puissance de motivation fort utile au départ pour assurer la réalisation du bien.
Ce qui caractérise la lignée de Caïn, c’est que la finalité de leur désir n’est pas d’assurer l’unité de la communauté. Sa finalité, c’est la domination de la masse. Cela n’a rien à voir. Ce que la lignée de Caïn vise, c’est l’abrutissement de la masse pour qu’elle ne soit constituée que d’esclaves exécutants les ordres qu’elle lui donne. La lignée de Caïn ne voit pas l’autre personne comme un don qui lui est fait. Elle la voit comme un obstacle ou comme un esclave potentiel. La lignée de Caïn ne connaît pas l’amitié. Elle ne connaît que le rassemblement clanique pour fabriquer le consentement de la masse.
Ainsi le désir de pouvoir de la lignée de Caïn, n’est pas un véritable désir de pouvoir. Il porte abusivement l’appellation de « désir de pouvoir ». C’est en réalité un désir de domination. La lignée de Caïn ne voit pas les autres comme des personnes, mais comme les pièces d’un engrenage à leur service. Et même si par la ruse, la manipulation, elle peut faire croire qu’elle se soucie des personnes, ce n’est que mensonge et hypocrisie.
Ce que la lignée de Caïn recherche, c’est l’augmentation de sa propre puissance, c’est la volonté de puissance dont Nietzsche parlait. Ce n’est pas une volonté de pouvoir, mais une volonté de puissance. Cette volonté de puissance est complètement déconnectée de sa finalité propre. C’est une volonté de puissance qui veut fabriquer sa propre puissance par l’assouvissement des masses à sa propre volonté. Ce n’est pas une volonté de puissance qui accueille ses propres qualités pour les faire fructifier.
On retrouve toujours cette distinction entre le désir de domination technicienne de celui qui veut fabriquer le pouvoir et la puissance, et le désir du gardien Abel, qui reçoit ce que la nature lui donne pour le protéger, et le faire fructifier. Le désir de pouvoir de la lignée de Caïn, c’est toujours le désir de l’esclavagiste. Il peut faire autant de sourires qu’il veut. La finalité qui le motive au fond, c’est celle du maître sur ses esclaves actuels ou futurs. Les autres sont des objets pour lui, objets un minimum intelligent qu’il faut donc manipuler, mais non des personnes possédant leur propre finalité.
Ainsi, le rassemblement des hommes selon la lignée de Caïn, ne se fait pas dans l’harmonie de la diversité. Il se fait par la manipulation des émotions, il se forge par la fabrique du consentement.