Après avoir lu et commenté un extrait de La fin des Temps Modernes de Romano GUARDINI, il me semblait utile de terminer la présentation du cours sur le problème de la liberté au XXIème siècle par une lecture brève du prologue du livre de Hannah ARENDT qui s’intitule Condition de l’homme moderne.
Bien que l’approche agnostique de Hannah ARENDT soit différente de celle du théologien catholique Romano GUARDINI, elle converge vers une mise en évidence de problèmes semblables.
Un désir d’évasion
Elle constate que le lancement, le 4 octobre 1957, du premier satellite artificiel par les russes, le Sputnik 1, représente une date symbolique essentielle si nous voulons comprendre notre époque moderne. Citant un journaliste américain qui disait que ce lancement représentait le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre », elle ne pouvait s’empêcher de rapprocher cette remarque de cette phrase extraordinaire, gravée quelques années plus tôt sur la stèle d’un grand savant russe : « L’homme ne sera pas toujours rivée à la Terre ».
Ces deux phrases révèlent en effet un désir d’évasion qui peut avoir des conséquences désastreuses sur les actions humaines futures. Elle nous invite d’ailleurs à prendre plus au sérieux les récits de science-fiction qui représentent un « véhicule des sentiments et des aspirations de masses ». Il pourrait être bon de suivre son conseil pour mieux comprendre ce qui nous attend demain. Bien sûr, les désirs humains peuvent souvent être irréalistes, ils n’en perdent cependant pas leur puissance de transformation de nos sociétés.
Dès 1961, date de la rédaction de son livre, Hannah ARENDT était déjà inquiète des conséquences de ce désir d’évasion sur notre nature terrestre alors même que cette dernière, « pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice ». Elle nous posait en effet cette question terrifiante :
L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ?
Risque d’une perte de maîtrise de nos techniques et de nos technologies
Par ailleurs, dans ce prologue elle indique aussi une possible perte de maîtrise des êtres humains sur leurs sciences et leurs techniques. Comme si la complexité grandissante des nouveaux langages scientifiques rendait impossible la compréhension de l’évolution des sciences par un simple individu. Elle y voyait alors ce risque que « nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils. »
On retrouve ici la même inquiétude que celle que nous avons vu avec Romano GUARDINI. L’homme risque d’être dépassé par ses propres productions et en perdre ainsi le contrôle.
Le danger de l’avènement de l’automatisation
Par ailleurs dans ce prologue, Hannah ARENDT voyait un autre danger que Romano GUARDINI ne ciblait pas, celui de la transformation radicale de nos sociétés par l’avènement de l’automatisation.Elle y pressentait un paradoxe redoutable dans le sens où nous voyons arriver « une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail » mais « cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ».
On voit, comme chez GUARDINI, à quel point la notion de liberté devient centrale si nous ne voulons pas subir une direction qui nous conduirait à de nombreux désastres. Elle ajoute d’ailleurs :
Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
Époque moderne et monde moderne
Elle n’utilise pas exactement l’expression « fin des temps modernes », comme le fait Romano GUARDINI, mais ce qu’elle dit de l’époque moderne en est très proche :
Scientifiquement, l’époque moderne, qui a commencé au XVIIème siècle, s’est achevé au début du XXème ; politiquement, le monde moderne dans lequel nous vivons est né avec les premières explosions atomiques.
Elle désigne ce qui arrive après l’époque moderne par cette formule : « l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue ». Il y a donc une confusion possible quand on lit ses textes car elle utilise l’expression époque moderne pour exprimer ce que Romano GUARDINI appelle temps modernes, et monde moderne pour désigner cette « époque nouvelle et encore inconnue ».
Pour éviter les ambiguïtés de langage, je choisirai plutôt dans la suite de mes cours la distinction entre monde moderne et monde postmoderne :
- Le monde moderne commence avec le siècle des Lumières et s’achève avec les premières explosions atomiques.
- Le monde postmoderne commence avec les explosions atomiques et semble majoritairement guidé aujourd’hui par la soif transhumaniste et particulièrement par la course à l’intelligence artificielle, même si cette expression d’intelligence artificielle est certainement abusive, elle représente l’étiquette officielle utilisée par les transhumanistes, qu’ils soient américains, chinois, russes ou bien français.
Solutions possibles
Le livre Condition de l’homme moderne d’Hannah ARENDT est un livre majeur pour aborder notre monde postmoderne. Je vous recommande sa lecture même si je suis bien conscient que c’est une lecture difficile qui demande un temps conséquent.
Dans le chapitre V de ce livre, chapitre qui s’intitule simplement « L’ACTION », nous avons une analyse détaillée des forces que l’homme conserve en son pouvoir pour améliorer la situation humaine. Pour synthétiser l’analyse longue et méticuleuse qu’elle nous fournit alors, je choisis particulièrement de mettre en évidence trois de ces forces :
- L’homme est capable de promettre et de tenir ses promesses. Évidemment, encore faut-il que ce soit de bonnes promesses ! Cependant, je crois qu’elle a raison d’insister sur ce pouvoir qui nous est donné d’être fidèles à nos bonnes promesses. Par ce pouvoir nous construisons un monde humain qui sécurise nos relations humaines face aux aléas imprévisibles des changements à venir. Il ne s’agit certes pas d’une sécurité absolue, mais il vaut mieux une sécurité relative que l’absence de sécurité. Il est en effet impossible de prévoir l’ensemble des conséquences de nos actes. Cette imprévisibilité de l’action peut développer en nous un sentiment d’insécurité. Seule notre capacité à tenir nos promesses permet de sécuriser en partie notre avenir.
- L’homme est capable de pardonner et d’apprendre à pardonner. Par là, il permet à ses relations humaines blessées de prendre un nouveau départ. Le propre de l’action est en effet d’être temporelle et donc irréversible. Seul le pardon permet de compenser en partie cette irréversibilité, en permettant une sorte de nouveau commencement.
- Par droit de naissance, l’homme est capable de prendre des initiatives, d’ouvrir de nouveaux commencements. Le problème c’est qu’il faut évidemment que ce soit des initiatives tournées vers le bien.
Je terminerai en disant que ces pouvoirs, réaliser de bonnes promesses, pardonner, et prendre de bonnes initiatives, supposent d’abord de bien comprendre ce qu’est notre liberté et de savoir écouter notre syndérèse, c’est-à-dire la petite voix de notre conscience. Pour réussir à mieux maîtriser notre corps et notre âme, il m’apparaît donc essentiel de bien clarifier la notion de liberté et la notion de conscience. C’est ce que nous allons faire dans un premier temps avant de nous intéresser au ressentiment et au pardon.