Les manifestations de mai 68 sont loin derrière nous, mais il peut être intéressant de voir comment Hannah Arendt relie ces événements aux autres manifestations étudiantes qui se produisent à la même époque dans différents pays du monde. Son interprétation des événements est loin des interprétations réalisées habituellement dans notre pays, mais elle a le mérite d’essayer de leur trouver une cause commune. Il faut constater que même si le problème qu’elle évoque n’est plus vraiment à la une de nos journaux, il reste cependant toujours d’une cruelle actualité : « Le progrès technique nous conduit directement au désastre » !
Les militants de la Nouvelle gauche ont été qualifiés d’anarchistes, de nihilistes, de fascistes rouges, de nazis, et d’une façon beaucoup plus justifiée, de « Luddistes destructeurs de machines » ; les étudiants ont répliqué avec les slogans, tout aussi dépourvus de signification, de l’« État policier », ou du « fascisme latent du capitalisme attardé » et par celui, beaucoup plus justifié, de « société de consommation ». Tout en condamnant leur attitude, on a cherché à l’expliquer par des facteurs sociaux et psychologiques de diverses sortes : on a accusé l’Amérique d’un excès de laxisme dans ses méthodes d’éducation, tandis qu’au Japon et en Allemagne on estimait qu’il s’agissait d’une réaction explosive provoquée par un excès d’autorité ; on a voulu y voir les conséquences de l’absence de débouchés en France pour les étudiants en sociologie, et, aux États-Unis, celles d’une surabondance de débouchés dans presque tous les domaines — toutes raisons qui paraissent, sur un plan local, parfaitement plausibles, mais que vient contredire le fait que la révolte étudiante a les dimensions d’un phénomène global. Il paraît exclu que l’on puisse découvrir à ce mouvement un commun dénominateur social ; mais il est certain que, du point de vue psychologique, cette génération paraît partout douée d’un vrai courage, d’une étonnante volonté d’agir, et d’une confiance non moins étonnante dans la possibilité d’un changement. Mais ces qualités ne sont pas les causes du mouvement, et si nous nous demandons ce qui a pu conduire à ces développements surprenants et tout à fait inattendus dans toutes les universités du monde, il paraît absurde de vouloir ignorer le facteur le plus évident et sans doute le plus décisif, qui ne comporte d’ailleurs aucun précédent et aucune analogie, le simple fait que, dans différentes directions, le progrès technique nous conduit directement au désastre, que les sciences enseignées à cette génération et par elle non seulement sont incapables de pallier les conséquences désastreuses de leurs applications techniques, mais qu’elles ont atteint un stade de développement où la « la moindre de nos damnés inventions peut se transformer en arme de guerre. »